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26 juin 2021 6 26 /06 /juin /2021 13:26
Kateb Yacine / Martin Luther King
Kateb Yacine / Martin Luther King
 
La revue ATTAQUES#3 organisée par Laurent Cauwet est une revue de poésie critique qui croise des interventions (poétiques, artistiques, théoriques) d'auteur.e.s d'Europe, du continent africain et d'Amérique latine. Elle se réfléchit et se construit sur des bases décoloniales, en confrontant les réalités et les modernités des différents continents, des différents pays – et refuse ce à quoi l'institution travaille : les « formalismes d'avant-gardes », en réinterrogeant la notion d'engagement.
 
En librairie en juin 2021
 
Sommaire :
OUVERTURE(S) avec Pierre Chopinaud, Ismaël, Seloua Luste Boulbina
DE LA RESTITUTION avec Seloua Luste Boulbina
DES IDÉES DES OUTILS DES ARMES avec Jan Middelbos et La Meute
MEXIQUE : POÉSIE DES PEUPLES ORIGINAIRES
par Florence Malfatto
& avec José Vicente Añaya, Kalu Tatyisavi, Feliciano Sánchez Chan, Andrés López Díaz, Juan Alvarez Pérez, Samuel Cedillo
SOUDAN : LES POÈTES DE LA RÉVOLUTION
par Hind Meddeb
& avec Khalil Farah, Mahjoub Sharif, Azhari Mohammed Ali, Hashim Siddig, Youssef Elbadawi Hamad, Nylawo Ayul, Samah Musa Al Tahir
POLÉMIQUE ET DÉBATS avec Ahmed Slama
NOTRE HISTOIRE EST TOUJOURS DEMAIN
Alexandre Costanzo Sur quelques dessins de Kafka
Légitime défense Surréalisme & colonialisme
CHANTIERS POÉTIQUES
avec Frédéric Acquaviva, Démosthène Agrafiotis, Fátima Azhara & Carmen Virusa, Joachim Ben Yacoub, Julien Blaine, Hamideddine Bouali, Laura Boullic, Sylvain Courtoux, Georges Daaboul, Rachel Defay-Liautard, Justin Delareux, Carmen Diez Salvatierra, Khalid El Morabethi, Claude Favre, Luc Fierens, Liliane Giraudon, Jean-Marie Gleize, Malek Gnaoui, A.C. Hello, Amal Khlif, Éléonore Léger, Fabienne Létang, Hubert Lucot, Vannina Maestri, Laurent Marissal, Michèle Métail, Chiara Mulas, Stéphane Nowak Papantoniou, Clemente Padín, Matina Papagiannopoulou, Maya Paules, Élodie Petit, Zalia Sékaï, ValK, Laura Vega Blanco, Nicolas Vermeulin
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27 novembre 2008 4 27 /11 /novembre /2008 18:47

 

ALGERIENNES SUREXPOSEES
 

 

 

  (Article publié dans AWAL 2008, n° 37 sous le titre :

« Derrière l’objectif ou qu’est-ce photographier en période de guerre ».

Cet article se fonde sur l'ouvrage de Marc Garanger, Femmes algériennes 1960, Biarritz, 1982)

 

 

 

 

 

 


 

Résumé

 

 

En 1960, pour les besoins de l’administration coloniale, Marc Garanger photographie des femmes algériennes, les contraignant à se dévoiler. En déterminant le contexte socioculturel et historique de ces photos prises pendant la guerre de Libération, la question du statut des femmes est posée. Mais la question du statut des femmes n’a été rendue visible qu’une fois la violence coloniale rendue elle-même visible. En effet, l’acte photographique viole les principes établis par la pratique locale relatifs à l’identité collective et à la non-mixité de l’espace féminin et masculin. Cette transgression des pratiques culturelles par les colons met en cause la structure de l’honneur, honneur basé sur la domination masculine et la soumission des femmes. À l’aliénation exercée par les hommes s’ajoute celle du pouvoir colonialiste. 

 

 




Cet article se propose de mettre en lumière le contexte socio-culturel et historique de photographies d’Algériennes prises par Marc Garanger pendant la guerre de Libération afin de déterminer les conditions de leur production. Mais n’entrent pas dans l’analyse les signes plastiques que sont le cadre, la lumière, le grain de la photographie, la composition, la profondeur de champ… Les dimensions esthétique et sensible ont été largement et inégalement abordées dans le champ de la critique d’art.

 

 

MARC GARANGER, PHOTOGRAPHE APPELÉ EN ALGERIE

 

 En 1960, l’armée française délivre des cartes d’identité aux autochtones d’Algérie afin de contrôler leurs déplacements. Marc Garanger, appelé, est chargé de photographier les villageois de Aïn Terzine, Bordj Okriss, Mesdour, Meghnine, Souk el Khémis, situés au sud de la Grande Kabylie. Ces séances contraignent les femmes à se dévoiler. Pendant la colonisation, ces photos sont réservées à un usage strictement administratif. Mais après la guerre, certaines d’entre elles feront l’objet en 1982 notamment, d’une publication dans un recueil intitulé Femmes algériennes 1960 (Garanger, 1982), d’expositions et de divers articles publiés dans des revues photographiques. Á la fois photographies d’art et d’engagement, elles permettent de rendre visible la cruauté d’une guerre sans nom. Avec une grande lucidité, Marc Garanger s’est constitué au fil du temps son propre fonds documentaire, dans une guerre sans images, la censure française ayant rendu presque impossibles les représentations visuelles du conflit. C’est la distanciation réflexive, ce que Bourdieu appellera « l’objectivation participante » (Bourdieu, 2003 : 13) qui lui permettra de ne pas sombrer dans le désespoir face à cette violence insupportable qu’il observait. « … la photographie est en effet une manifestation de la distance de l’observateur qui enregistre et qui n’oublie pas qu’il enregistre »  (ibid. : 42-43).
En octobre 2004, Marc Garanger retourne sur les lieux pour y rencontrer ceux et celles restés encore en vie (2004 : 11). Du fait de la nouvelle conjoncture, c’est un nouveau regard qu’il porte sur le pays. À travers les photographies en couleurs de 2004, on perçoit que la présence française, en véhiculant des valeurs, a entraîné des mutations sous forme d’emprunts dans les attitudes vestimentaires notamment ou, moins visibles, dans les mentalités en bouleversant par exemple le rapport entre les membres de la famille (système communautaire plus fragilisé et désorienté par un désir d’émancipation, d’individualité et donc de dispersion) pouvant entraîner un déséquilibre identitaire, face à une organisation historiquement et ancestralement inadaptée.



 

HORS CHAMP, L’INCONSCIENT DES PHOTOGRAPHIES

 

Autour de la notion de représentation

 

Une photographie peut se définir comme étant le rapport entre la réalité et la représentation de cette réalité. Expression de la pensée (impliquant intention et interprétation), la représentation est la présentation d’une chose de manière différente et d’une chose qui n’existe pas dans le présent (l’instant de la photographie n’est plus), elle rend présente l’absence (c’est le cas par exemple des photographies de président dans les institutions) « … la représentation comme dit Gombrich, n’est jamais une réplique… Mais la représentation figurative implique un certain degré de mimesis ; elle renvoie à l’original, elle ne le copie pas » (Goody, 2003 : 46). La photographie renvoie à l’original pris dans son contexte, c’est-à-dire au hors-champ déterminé par des éléments spatio-temporels non visibles mais inhérents aux photographies. Le contexte rend possible non pas une reconstitution de la réalité mais une approche de celle-ci. Aussi, on pourrait se demander si l’imitation de certains comportements culturels hérités de l’histoire (en l’occurrence les éléments rapportés ci-dessous) n’est pas elle-même une « forme de représentation puisqu’elle n’est pas l’action elle-même, mais sa réédition » (id., ibid.), dans un environnement temporel et spatial différent.

 

Les limites du cadre

 

Le cadre de la photographie est a priori un système clos qui neutralise l’environnement et le contexte. Cette limitation nécessite et impose une « déterritorialisation » (Deleuze, 1983 : 23). L’objet photographié reçoit un cadre formel, un début et une fin. Le cadre sépare, tranche, sélectionne et recompose. Il est, en définitive, une interprétation et produit donc un discours. Pourtant, le cadre ne supprime le hors-champ qu’en apparence ainsi que l’explique Gilles Deleuze pour le cinéma. En effet, tout cadrage détermine un hors-champ, un autre espace non visible. Et c’est ce non-visible qu’il importe de rechercher pour rendre visibles ces photographies. C’est ce qu’invite à faire toute image. Lorsque les photographies des femmes sont présentées sans la partie non visible, elles ne sont de ce fait pas encore totalement « visibles » et donc en partie occultées. Considérant davantage que ces photographies une fois publiées en France s’adressent à un public méconnaissant la culture algérienne, la nécessité de les rendre visibles en devient accrue. Or ces indices photographiques (la photographie a une fonction indicielle et non explicative), solidaires d’un contexte, se constituent la plupart du temps en des données autonomes immuables et exclusives  (relevant souvent de l’affect) qui obstruent le ou les hors champ(s).
Toutefois, le texte (ou tout autre élément pouvant révéler le contexte) est aussi un autre cadre qui a ses limites car quand bien même un texte accompagnerait une image, celle-ci ne nous donnerait à voir que ce que le texte nous en dit. Cette approche permet ainsi de démystifier la toute-puissance objective de l’écriture. Car

« Dans toute représentation, cependant, y compris dans l’usage du langage lui-même, il est un élément supplémentaire de représentation faussée (misrépresentation) dans la mesure où, même si la représentation est « correcte », (…), elle n’est pas pour autant la chose en soi. En se présentant comme telle, comme fiction réaliste à la manière de Defoe, ou peut-être au sens du « il était une fois», elle court le risque d’être traitée comme un mensonge ou si on ne présume pas une intentionnalité, comme un faux. Cette prise de conscience peut déboucher sur une critique de la représentation elle-même, voire du langage » (Goody, 2003 : 39).


 

En dehors du cadre

 

La présence du hors-champ empêche une représentation figée et évite la fonction hypnotique de la photographie et l’endormissement de l’esprit critique. Il apporte une distanciation entre la photographie et le spectateur. La question du hors-champ est celle de la relation de l’individu à la photographie, de son regard et de son appréciation. On retrouve dans le théâtre de Kateb Yacine cette problématique de la représentation, de la relation public/oeuvre. (Sékaï, 1997 : 51). Comme pour la photographie, Kateb Yacine ira au plus proche du public, pour éviter une lecture figée de la représentation théâtrale. Ce refus de la représentation figée est exprimé à travers l’implication du public pendant et après la pièce ; la frontière public/scène n’est plus aussi formalisée et établie. Il ne pose ni limite spatiale ni limite chronologique. Il cherche à limiter la représentation, s’approcher de la réalité pour solliciter la conscience du peuple et l’amener à la révolution, à le libérer des oppressions. Il se refuse à faire du théâtre de représentation, qu’il appelle théâtre bourgeois lequel ne pose pas question.
Mais il ne ressort pas de ces considérations qu’il faille séparer le hors-champ de la photographie. Bien au contraire, la photographie correspond à un ensemble de signes (l’image) relié à un autre (le hors-champ traduit par l’écriture, la parole, ...). Les deux ensembles forment un même ensemble, le syncrétisme du voir et du lire par exemple. L’interaction des différents signes permet un rapprochement avec l’environnement considéré. Pourtant les signes relatifs à l’image sont, la plupart du temps, abstraits de cet ensemble de signes plus étendu, leur contexte, de la même manière lorsque des mots sont abstraits de phrases ou des phrases d’un paragraphe…

 « L’inconscient d’une discipline c’est son histoire ; l’inconscient ce sont les conditions sociologiques de production occultées : le produit séparé de ses conditions sociologiques de production change de sens et exerce un effet idéologique »  (Bourdieu, 1976).

Ce qui importe, c’est ce qui n’est pas montré ni dit. Le hors-champ, c’est retrouver quelques éléments des conditions historiques de production. C’est retourner aux sources de l’acte photographique, en reconstituant l’environnement d’où l’objet photographié a été tiré, même si cette reconstitution peut s’avérer parfois prisonnière des idéologies du moment. La pratique culturelle déterminée par les structures spatio-temporelles forme le hors-champ de ces photographies. Son énoncé seul produit déjà une perception (des photographies) en elle-même, distincte d’une perception du seul point de vue du visible.
Les éléments du hors-champ se fondent pour partie sur des préceptes généraux d’ordre religieux, pour partie sur des pratiques locales. Ici l’intention n’est pas tant d’aborder un groupe particulier que les principes généraux qui régissent le comportement des communautés dans leur ensemble, tout en ne perdant pas de vue que les pratiques locales peuvent varier d’un groupe à l’autre, de l’espace rural à l’espace urbain, d’une catégorie sociale à l’autre. En Algérie, ce sont les Kabyles et les Mozabites qui observent rigoureusement les règles traditionnelles de leur groupe alors que les Chaouias et les Touaregs tolèrent plus de souplesse.


 

Visible/non-visible

 

Des notions spirituelles
Sur ces notions de visible et d’invisible, il semble intéressant de nous référer à la lecture du Coran. Il existe en effet dans l’approche du Coran tout un discours entre le visible et l’invisible (particulièrement développé par les soufis), discours qui peut être transposé à l’image. Ainsi, le contenu et la forme scripturaux du Coran ne constituent en réalité que des indices lisibles et visibles nécessaires à l’approche de l’invisible et de l’indicible. L’Islam permet par la dimension sensible du lisible d’aborder la dimension spirituelle. Les choses ne sont visibles que lorsque l’on a accédé à l’invisible. Le psychanalyste Jean-Michel Hirt (1993) dit à juste titre que l’invisible est dans le visible, il est une dimension de l’existence et attend d’être converti en visible. Le non-voir est aussi essentiel que le voir. En d’autres termes, toute représentation rend présente l’absence.
De même que le Coran est un voile par lequel Dieu se manifeste à nous, la photographie peut être considérée comme un voile. Et dans les deux cas, il rend visible l’absence.

Condition de visibilité
Une photographie est visible dès lors qu’elle n’est pas perçue comme un système clos, dès lors qu’elle est perçue comme recouvrant nécessairement un hors-champ, un non-dit, même si celui-ci n’est que partiellement défini ou même pas du tout. La simple conscience de l’existence d’un hors-champ modifie notre perception de la photographie en verrouillant les éventuelles lectures subjectives. Ce qui importe finalement n’est pas tant le contenu véhiculé par ces photographies que le fait qu’elles nous proposent un autre schéma de lecture : l’absence de hors-champ mise en exergue et la possibilité d’être rendue visible. C’est ici que l’anthropologue peut entrer en jeu et rechercher le non-dit ou l’occultation voulue. Ces considérations se rapportent de la même manière au récit qui n’est qu’« un tissu d’espaces blancs » (Eco, 1985 : 63) qui exige du lecteur qu’il mette en oeuvre des compétences pour construire un sens et combler les espaces de non-dit.

 

 

SUREXPOSITION OU UN SYSTÈME DE VALEURS EN CRISE

 

Ces photographies de femmes algériennes soulèvent deux questions et révèlent une superposition de dominations :
– d’une part, l’aliénation coloniale qui a provoqué un déracinement ponctuel des communautés fortement structurées ;
– d’autre part, la violation des usages culturels par la France qui a permis de pointer une domination masculine algérienne, venant se superposer à la première domination coloniale. Et c’est d’ailleurs en montrant la rigidité de certains codes culturels qu’est révélée l’ampleur de la violation de ces codes par les colons. Car l’acte photographique et la publication engagent l’ensemble de la pratique culturelle.
Sur cette domination masculine, il semble vain de se livrer à l’énumération des nombreuses interprétations et traductions du Livre et des Hadiths (quant au voile par exemple), qui sont autant de sujets à polémique car fonction des sensibilités, perceptions et intérêts de chacun. Les polémiques quant à la traduction sont nombreuses, car la traduction elle-même peut s’ériger en langage à part entière. Il y a aussi les imprécisions des textes qui ont permis de justifier l’exclusion des femmes de l’exercice du pouvoir et de la participation politique fondée sur le déterminisme biologique.
Il semble plus approprié de relever l’impact des multiples interprétations et l’intériorisation de comportements visant à déresponsabiliser et déposséder les femmes. Comportements hérités de l’histoire qui trouvent leur origine dans la répétition, la mimesis.


 

 Opinion du groupe et identité

 

Identité dérive du latin idem (le même) : il signifie qu’une photographie d’identité doit être identique à soi-même, à ce que l’on est ou ce que l’on croit être. Or dans le cas présent, dans cette communauté à tradition orale, l’identité est déterminée par le lien familial, le lien filial, le lien au groupe et enfin par le sexe. La vision et l’opinion du groupe sont prédominantes. L’image qu’une personne a d’elle-même n’est que la représentation intériorisée que le groupe produit et lui renvoie.

« Ce qui est appris par corps n’est pas quelque chose que l’on a, comme un savoir que l’on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l’on est. Cela se voit particulièrement dans les sociétés sans écriture où le savoir hérité ne peut survivre qu’à l’état incorporé » (Bourdieu, 1980 : 123).

Il n’y a pas de regard sur soi, seul le regard des autres est prédominant. D’ailleurs, même le miroir fut longtemps réservé aux couches aisées de la population urbaine.
La photographie, définie comme la personnalisation, l’individualité, l’éparpillement, la dispersion d’individus, est confrontée à un espace où la règle est celle de la collectivité, de la négation de l’autonomie individuelle. Le membre de la communauté n’est pas seul responsable de ses actes mais il engage la responsabilité collective de son agnat. Le sujet a une dimension collective. Le chef même est responsable devant l’honneur de la tribu. Son devoir est de ranimer et entretenir le sens communautaire. Identité oui, mais identité collective dont dépend la survie même du groupe. La structure communautaire, en instaurant un corpus de règles strictes, apporte cohésion, solidarité et sécurité particulièrement nécessaires en région montagneuse où les conditions de vie sont inhospitalières. Le « contrôle communautaire » exercé par le groupe se distingue alors du « contrôle social » exercé par la photographie d’identité. Il s’agit d’un contrôle de conformité à un ordre déterminé. Appartenir à la même unité, laquelle se décline hiérarchiquement : fraternité ethnique, fraternité religieuse, fraternité supranationale.
« Je dors et je me réveille, je bois et je mange, je me marie… celui qui se distingue de moi ne fait plus partie de ma communauté » avertit Mahomet. L’unité, l’égalitarisme social, élément de l’identité communautaire sont des règles absolues que les croyances, peurs, sanctions s’efforcent de faire respecter, réaffirmant ainsi l’omnipotence de l’opinion du groupe. C’est le cas de la croyance relative au mauvais oeil déclenché aussi bien par la jalousie que par l’admiration. Dès que quelqu’un se distingue du groupe par ses biens ou ses qualités, il est puni par le mauvais oeil. Établie par la communauté, cette croyance constitue une forme de contrôle et de sanction contre quiconque tente de dépasser une limite, auto-sanction instituée par le groupe mais mise en œuvre par l’individu lui-même. Chacun hésite alors à se différencier. Pour certains Berbères, l’image était redoutée car elle avait un pouvoir maléfique, elle matérialisait précisément le mauvais œil provoqué par des personnes particulières aux sourcils trop bas et drus, en réalité c’était surtout le regard et l’œil du photographe qui étaient incommodants... Cette croyance a ceci de pratique que toute tentative d’émancipation des femmes a systématiquement pour origine le mauvais œil ou la magie, celle du voisin ou de la famille. Les hommes ont été assez ingénieux pour avoir imaginé un espace illusoire de liberté capable de contenir une contestation éventuelle des femmes.
Le lien communautaire permet d’instaurer et de perpétuer les rapports de domination masculine et de soumission des femmes, d’acceptation par elles d’une situation inégalitaire. Les femmes, comme les hommes au demeurant, existent en tant qu’épouse de…, mère de…, sœur de …, fille de … donc faisant partie du groupe familial, jamais en tant qu’individus à part entière. L’amour conjugal, en somme le couple, n’est pas concevable dans une société communautaire car il mettrait en péril l’unité du groupe. « Trop parler au lit mène au partage » dit un proverbe kabyle.


 

Gestion de l’espace

L’acte photographique a impliqué de manière ponctuelle le renoncement à certaines pratiques traditionnelles et a introduit la notion d’identité des sexes c’est-à-dire le rapprochement entre féminin et masculin alors même que tout dans l’ordre musulman implique la non-mixité, parfois jusqu’à l’évitement. Il existe bien deux micro-sociétés monosexuelles, chacune d’elles devant répondre de fonctions précises, constituant des repères identitaires destinés à conserver un ordre établi. Ce principe de non-mixité peut être justifié par la peur de la perte de pouvoir par les hommes, donc une perte d’identité. Même le langage diffère selon que l’on est une femme ou un homme et selon l’espace que l’on occupe. Par exemple dans certains cas, pour se dire « Bonjour » entre hommes on le dit en arabe -« Salam ‘alaykum » - tandis qu’entre femmes on va plutôt utiliser le kabyle, langue du foyer, de l’intérieur.
Cependant, le statut des femmes varie en fonction de divers paramètres, notamment celui de l’âge : plus une femme est jeune (donc désirable) plus son image devra s’effacer, plus elle vieillira plus elle gagnera en autorité et n’aura plus à subir les mêmes obligations de voilement, de retrait face à l’homme (Yacine-Titouh, 1993). Le statut varie également en fonction des communautés (chez les Mozabites par exemple, il est très rigoureux et restrictif), et en fonction de l’espace rural ou urbain. Les pratiques sont donc très variables. Quoi qu’il en soit, la gestion de l’espace est favorable à la masculinité. Et le rôle de l’éducation familiale est de permettre de reproduire, de re-présenter des comportements de femmes et des comportements d’hommes, capables de perpétuer cet ordre.
Au-delà de la division de l’espace géographique il existe une division de l’espace corps. Devant-derrière, haut-bas, parties publiques-privées. Le devant et le haut sont réservés aux hommes. En effet,

« Le corps a son devant, lieu de la différence sexuelle, et son derrière, sexuellement indifférencié, et potentiellement féminin, c’est-à-dire passif, soumis, comme le rappellent, par le geste ou la parole, les insultes méditerranéennes (notamment le fameux « bras d’honneur ») contre l’homosexualité, ses parties publiques, face, front, yeux, moustaches, bouche, organes nobles de présentation de soi où se condensent l’identité sociale, le point d’honneur, le nif, qui impose de faire front et de regarder les autres au visage, et ses parties privées, cachées ou honteuses, que l’honneur commande de dissimuler. C’est aussi par la médiation de la division sexuelle des usages légitimes du corps que s’établit le lien (énoncé par la psychanalyse) entre le phallus et le logos : les usages publics et actifs de la partie haute, masculine, du corps – faire front, affronter, faire face (qabel), regarder au visage, dans les yeux, prendre la parole publiquement – sont le monopole des hommes ; la femme, qui, en Kabylie, se tient à l’écart des lieux publics, doit en quelque sorte renoncer à faire un usage public de son regard (elle marche en public les yeux baissés vers ses pieds) et de sa parole (le seul mot qui lui convienne est « je ne sais pas », antithèse de la parole virile qui est affirmation décisive, tranchée, en même temps que réfléchie et mesurée). »

« La vertu, proprement féminine, « lah’ia », pudeur, retenue, réserve, oriente tout le corps féminin vers le bas, vers la terre, vers l’intérieur, vers la maison, tandis que l’excellence masculine, le « nif », s’affirme dans le mouvement vers le haut, vers le dehors, vers les autres hommes » ...  « L’opposition entre la masculinité et la féminité... constitue le principe de division fondamental du monde social et du monde symbolique » (Bourdieu, 1998 : 23).

Expulsion
 « L’homme est la lampe du dehors, la femme est la lampe du dedans » selon un proverbe kabyle. L’activité de l’homme s’organise à l’extérieur : il doit « se placer sans cesse sous le regard des autres » (id., ibid.), participer à la vie publique (assemblées par exemple), à l’organisation sociale, à telle enseigne qu’un homme qui reste à la maison se voit reprocher son défaut de virilité. Le travail de la femme quant à lui correspond à la gestion de l’intérieur de la maison (Bourdieu, 1980b : 441). Il s’agit bien de deux sociétés sans interférence possible. Par conséquent, l’investissement, par les femmes, d’un autre espace que le sien (toutefois contre son gré) bouleverse  le système, les représentations, les fondements (le temps de l’épreuve photographique, mais cette atteinte va se prolonger à leur insu avec la divulgation des photographies soumises au regard du public étranger). L’acte par lequel elles occupent la place publique est un acte d’expulsion car
 
« La sortie est le mouvement proprement masculin qui conduit vers les autres hommes, et aussi vers les dangers et les épreuves auxquels il importe de faire front... » alors que « le mouvement vers le dedans, c’est-à-dire du seuil vers le foyer incombe à la femme en propre » (ibid. : 19).

L’espace public est un espace d’échange, de circulation et d’exposition à l’autre. En l’occupant, ces femmes sont exposées (au regard des hommes). Le système est renversé.
Pour comprendre cette gestion particulière de l’espace, il faut se rappeler que l’acte sexuel en est pour partie le fondement. Le principe de non-mixité et d’évitement (ne pas serrer la main d’une femme par exemple) permettrait de contourner l’objet du désir et de la tentation. La présence d’une femme perturberait et menacerait l’équilibre de l’homme… En effet, toutes les sociétés monothéistes ont condamné l’acte sexuel hors mariage. Le christianisme a instauré la notion de péché et de culpabilité. Quant à l’Islam, il a opté pour la division sexuelle de l’espace, l’univers intérieur de la femme et le port du voile (ou l’excision, coutume présente également chez les chrétiens coptes) n’étant que des formes accentuées de ce contrôle de la sexualité (des femmes). En d’autres termes, le groupe est l’expression de la masculinité dont l’un des objectifs est de contenir les « forces incontrôlables », désirables, perturbatrices et limitées à l’instrument sexuel que sont les femmes (Zouilai, 1990). En effet, avant l’arrivée des colons français, la maison traditionnelle était fermée par des murs. La vie s’organisait autour d’une cour centrale qui constituait le carrefour de la vie familiale. C’était une organisation sur l’espace intérieur. Il est évident que le modèle colonial, architecture ouverte sur l’extérieur, a été ressenti comme une violation. La question architecturale rejoint celle de la photographie. Car elles concernent toutes deux l’espace, elles passent de l’espace intime à l’espace ouvert, d’un environnement privé à un environnement public.
Découvrement
La tradition du port du voile trouve son origine dans le Coran :

Ô Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de se couvrir de leurs voiles : c’est pour elles le meilleur moyen de se faire connaître et de ne pas être offensées. (Sourate 33, verset 59).

D’après l’analyse de l’anthropologue Malek Chebel, le voile a été institué pour différencier et identifier les deux sexes, tant du point de vue biologique et social (indicateur du statut matrimonial de la femme et de son aptitude séminatrice) que du point de vue spatial. Il permet à la femme qui investit l’espace public de rester dans l’espace intérieur. Car le visage est un lieu social. « Le visage parle en ceci que c’est lui qui rend possible et commence tout discours » (Le Breton, 1992). Et le discours donne une existence à l’individu qui le prononce. Cette non-réciprocité des espaces s’accompagne d’une interdiction visuelle et verbale. Le voile n’est que la manifestation visible de l’enfermement des femmes, limitant le territoire laissé aux mouvements et aux déplacements de leur corps. Il est un objet de séparation, d’exclusion de la vie publique. Le voile permet d’effacer l’identité individuelle des femmes. Même s’il semble dissimuler, en réalité le vêtement expose autant qu’il dissimule. (Goody, 2003).
Dans certaines pratiques, le rituel autour du vêtement de la femme (ex. desserrer la ceinture, retirer la chaussure de la mariée,...) suffit à la jeune fille à devenir femme. C’est dire toute l’importance symbolique que revêt ici l’acte de dévoilement imposé. « Regarder c’est déjà posséder ».
Pendant la colonisation, le dévoilement fut couramment utilisé à l’encontre des Algériennes pour humilier les prisonnières. En effet, quand les maquisardes et fidayates (combattantes) étaient arrêtées, leurs noms et photographies étaient publiés en première page des journaux, « La vue d’une femme sans voile constituant une forme de possession sinon une jouissance achevée »  (Chebel, 2004 : 33).

Affrontement visuel
« …Le regard est comme une flèche de Satan ; … » (Hassan Al-Banna, fondateur des Frères musulmans). L’imam Ali, gendre et successeur du prophète considérant la femme comme un mal nécessaire aurait dit : « Les regards jetés sur les atours féminins sont des flèches de Satan. » Dans le monde musulman, il existe une sexualité du regard particulièrement forte qui conditionne la vie musulmane : architecture des persiennes, paravents, interdictions...
L’homme représente l’affrontement, le défi. L’homme véritable est celui qui a des ennemis. Inversement la femme représente l’effacement, le silence, le bas, le refoulement, l’abaissement des yeux.  Dire d’un homme qu’« il a baissé les yeux comme une femme » est un affront répandu. En revanche avoir « un visage effacé, les yeux constamment fixés au sol » légèrement courbée, pour ne rien laisser transparaître est pour une femme une qualité certaine. Dans la sourate XXIV verset 31, il est dit : « Dis aux croyantes de baisser leurs regards. » Les femmes ne doivent donc ni voir, ni être vues.
Le contrôle des femmes s’exerçait jusqu’à l’intérieur de chez elles où elles n’étaient pas voilées. Chez les riches femmes, les musiciens aveugles étaient les seuls hommes admis pour animer les harems. Ils servaient alors de messager, transmettant un billet doux de l’amant à son amante. Puis comme les trahisons étaient encore trop importantes, c’est à l’aveugle sourd et muet qu’on fit appel. Et pour la garde des femmes, c’est aux eunuques qu’on fit appel. De même, il était d’usage que le muezzin soit aveugle, pour qu’il ne puisse pas, du haut de son minaret, voir les femmes dans leur cours.
Toutefois, si les regards de ces femmes sur les photographies peuvent traduire la volonté de rester soi, le soi communautaire, ils ne sont autres que des signes de résistance face au colonisateur.

« Lorsque l’armée française a voulu dévoiler les Algériens pour mieux les contrôler, un mouvement spontané de résistance s’est formé autour de la conservation et la défense du voile, perçu alors comme l’un des derniers bastions de la liberté de l’indigène. » (Chebel, 2004 : 33).

Expulsion, découvrement, regard masculin et contact visuel étranger constituent les éléments imbriqués de la transgression de pratiques culturelles par les colons et mettent en cause la structure de l’honneur, honneur basé sur la domination masculine et la soumission des femmes, et c’est au degré de soumission qu’est jugée une femme et qu’est jugée l’autorité du mari.
Occulter leur identité par les actes de découvrement et d’expulsion (fût-ce pour une courte durée) c’est renoncer pour ces femmes à leur position de dominées et par conséquent aux structures communautaires et à tout un ensemble de « stigmates qui servent à intérioriser chez le dominé son statut de  dominé en acceptant son exclusion du pouvoir et du monde de l’initiative » (Yacine-Titouh, 1993). Pour les hommes, c’est renoncer à un schéma tel qu’il a été établi par les ancêtres, c’est-à-dire à leur prise sur les femmes.
L’acceptation du statut de dominée est la condition essentielle à la sauvegarde de l’ordre communautaire et de toute une culture ancestrale, l’identité culturelle.
Le hors champ de la photographie (ou le champ-réalité dont on extrait la photographie) met en avant le système de domination masculine décrit par Pierre Bourdieu et le système de domination coloniale ainsi que leur fondement.
Aujourd’hui, la mondialisation a induit des changements et certaines de ces règles traditionnelles en rapport à l’image, dans certaines régions, sont remises en cause.  Pour Frantz Fanon,

« Si la dignité collective passe par des retours fulgurants à des signes sécurisants du passé, la paix civile, l’éducation, la formation des élites et le confort matériel interviennent régulièrement pour ajuster le corps aux exigences de la modernité. » (Fanon, 2002).

Quoi qu’il en soit, le contexte reste nécessaire dans un espace où l’image est omniprésente, pour objectiver les conditions de production de ces photographies, pour que les photographies n’apportent pas leur lot de préjugés et ne gravent pas l’image de la « barbarie » et de l’infériorité qui s’identifie trop aisément à la différence. Autrefois, les Algériens étaient considérés par les colons comme des êtres primitifs qu’il fallait faire évoluer. Si aujourd’hui encore, ce type de préjugé n’a pas entièrement disparu c’est que la majorité des commentaires accompagnant les photographies ne prennent pas en compte les conditions de production et se limitent à l’affect qu’elles suscitent. C’est une des raisons pour lesquelles Marc Garanger détient des photographies non publiées que le public ne semble pas prêt à recevoir du fait même qu’il faille les objectiver. Ces photographies risqueraient d’être dénaturées par une lecture limitée des grilles de la photographie, par les regards conventionnels portés sur elles, risquant d’être appréhendées comme des images consommables, sans véritable sens que celui de l’apparence et de la facilité. Alors même qu’elles exigeraient non pas un regard mais un questionnement et un acte volontaire. À défaut, ce regard conventionnel risquerait de dénaturer le sens produit par les photographies. Car à l’instar de Marcel Duchamp, ce sont les regardeurs qui font le tableau.

 

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE


BOURDIEU, P., 1976, Les conditions sociales de la production sociologique : sociologie coloniale et décolonisation de la sociologie », in Le mal de voir, colloque « Ethnologie et politique au Maghreb », Université Paris VII le 5 juin 1975, Paris, Union générale d’éditions, éditions 10/18, Cahiers Jussieu 2, 1976 : 416-427.
– 1980a « Pour une sociologie des sociologues », in P. Bourdieu, Questions sociologie, Paris, Minuit : 79-85.
– 1980b Le sens pratique, Paris, Minuit.
– 1998, La domination masculine, Paris, Seuil.
– 2003, Images d’Algérie Une affinité élective, Arles, Actes Sud.
CHEBEL,  M., 2004 [1999], Le corps en Islam, Paris, Presses Universitaires de France.
– 1995 [1988], L’esprit de sérail, Paris, Payot.
DELEUZE, G., 1983, Cinéma, L’image-mouvement, Paris, Minuit.
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FANON, F., 2002 [1961], Les damnés de la terre, Paris, La Découverte.
GARANGER, M., 1982, Femmes algériennes 1960, Paris, éditions Contrejour.
– 2004, « France, Algérie, mémoires en marche » in le Cahier du Monde (Paris) : 11.
GOODY, J., 2003, La peur des représentations : l’ambivalence à l’égard des images, du théâtre, de la fiction, des reliques et de la sexualité, Paris, La découverte.
HIRT, J.-M., 1993, Le miroir du prophète, psychanalyse et islam, Paris, Grasset.
LE BRETON, D., 1992, Des visages, essai d’anthropologie, Paris, éditions Métailié.
SEKAÏ, Z., 1997, « La langue à deux têtes », Awal, Paris, n° 15 : 51-57.
YACINE-TITOUH, T., 1993, Les voleurs de feu, Paris, La découverte /Awal.
ZOUILAI, K., 1990, Des voiles et des serrures : de la fermeture en Islam, Paris, L’Harmattan.


 

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12 décembre 2003 5 12 /12 /décembre /2003 18:50


 

L’IDENTITÉ EN FRAGMENTS




(Article publié dans UBU scènes d’Europe N° 27/28 juin 2003)
 

 

 


Les Franco-algériens ne sont pas les représentants d'une seule culture, ils ne sont ni même dans l'entre-deux. Ils prennent part dans les deux ensembles et ne prennent pas position pour un ensemble. Leur identité n'étant pas une et indivisible, ils ne sont pas identifiables dans un ensemble bien défini. Ils occupent un espace inédit.


L'appréciation des créations culturelles, ici l'espace théâtral, peut rendre compte de quelques éléments fragmentaires qui constituent une identité plurielle et mobile et non pas une identité unique et figée. L'identité réelle est à lire derrière celle, visible, qui nous est donnée, lecture chaque fois à renouveler. En même temps que le théâtre fait partie du mécanisme d'acculturation 1 , il est l'indicateur du niveau "d'acculturation", du rapport entre soi-même et l'autre : participation, assimilation, transformation... des cultures. La création franco-algérienne serait à "appréhender" en termes d’un nouveau genre, difficile à identifier. Par conséquent, présenter et apprécier quelques personnalités de "ce" théâtre n'est pas le gage d'une représentativité.


 

« Ne te crois jamais arrivé, partout, tu es un voyageur en transit » 2


La terminologie utilisée pour désigner les générations nées en France issues de l'immigration algérienne est mouvante et prolixe : enfants ou générations issues de l'immigration, Français d'origine algérienne (par opposition aux Français de souche), Beurs, Franco-algériens,…. Elle est le reflet d'une difficulté d'identification due à une constante mutation de ces identités. Ces tentatives de nommer, d'inscrire leur être et leur devenir dans les limites d'un signifiant, conditionnent une image et un statut, source de conflits identitaires. Ces identités meurtrières  3 renvoient à la qualité d'étranger (différence, écart culturel) et au statut immigré (différence socio-économique) de leurs parents. Cette image reste pregnante au-delà de la première et seconde générations. Alors même qu'une grande majorité d'entre eux ne connaît pas leur pays d'origine.
Les qualificatifs d'étranger et d'immigré confèrent un statut d'infériorité par rapport aux nationaux du pays d'accueil, auquel vient s'ajouter le facteur de colonisation qui impose de facto une image inférieure du maghrébin et du musulman. L'immigré est un inadapté de par sa culture, son niveau social, sa langue, son physique.
"Beur" est une appellation que se sont attribué ces générations au moment des manifestations des années quatre-vingt revendiquant dans le même temps le droit à la différence et le droit à l'égalité. Mais ce terme a tendance à stigmatiser ces générations dans leur différence. L'étranger est à cette époque déterminé par sa “distinction“. Puis les années quatre-vingt-dix introduisent la notion d'intégration. Ici l'étranger est déterminé par son “assimilation“.
Aujourd'hui, il est question de multiculturalité, terme apparu tardivement en France (apparu au Canada en 1965 et dans les pays anglo-saxons dans les années quatre-vingt). Car la France a une conception plus “assimilationniste“ que pluraliste de la gestion de la diversité. Cette conception s'inscrit dans une tradition jacobine et républicaine qui relègue les particularismes culturels à la sphère privée, l'espace public étant un espace laïc et neutre. Ces années deux mille entendent parler de Franco-Algériens, de Français d'origine maghrébine, de métissage culturel, impliquant une vision interculturelle et de cohabitation. Ces générations opposent légitimement un refus de se définir en termes ethniques, un refus de la communautarisation et de l'intégration. Car l’assignation identitaire a des conséquences sur la liberté et l'autonomie de ces personnes et apporte un éloignement avec la culture légitimée (la culture française). Les classifications sont souvent en dehors de la réalité socio-culturelle et rendent difficilement compte des processus de métissage et d'acculturation. Ainsi comment définir l'appartenance identitaire d'une jeune banlieusarde parisiennne d'origine maghrébine, Kabyle, née à Nanterre, musulmane non pratiquante, universitaire ou professeur…?
“Pour être représentative, l'identité devrait prendre en compte non seulement qui nous avons été mais aussi qui nous sommes en train de devenir.“
Les différentes assignations d'identité, au fil du temps et de l'espace, montrent bien, d'une part que l'identité est complexe et multiple, et d'autre part qu'elle n'est pas immuable car elle évolue avec le contexte socio-politique. Il s'avère alors très compliqué de mener des études relatives à ces groupes, quelles qu'elles soient.
Il faut souligner par ailleurs que la définition de sa propre identité dépend de sa place sociale acquise en France et de ses capacités individuelles de dépassement du "conflit". Elle se rapprochera d'autant plus des valeurs françaises que ses capacités d'analyse et de distanciation seront élevées et que la réussite sociale sera importante (les problèmes socio-économiques souvent révèlent voire sont à l'origine des conflits identitaires).
L'assignation d'identité est préjudiciable aussi bien en France qu'en Algérie où les enfants d'immigrés ainsi que leurs parents de par l'histoire (voir infra), sont assimilés en Algérie à des Français, des émigrés, des gens qui ont abandonné et trahi leur terre car il y a désormais une autre culture de référence. La méfiance persiste, même dans la création. Les écrivains "beurs" de langue française ne sont pas considérés comme des Algériens par la communauté algérienne. Nedjma même de Kateb Yacine écrit en France en 1956 n'est pas considéré par certains écrivains algériens, comme une œuvre algérienne !  4
La légitimité, pour ces générations, d'aborder le thème de l'Algérie en est contestée. Les parents qui ont joué un rôle important dans la guerre sont suspectés de francisation (pour leur prise de position politique car ils furent en majorité messalistes opposés au FLN), rôle d'ailleurs oculté par l'État algérien.
La seule légitimité pour s'exprimer sur l'Algérie est celle du sang et du sol : naître Algérien et vivre Algérien.
Ainsi, l'assignation d'identité des individus s'est répercutée sur leur création. Dans les années quatre-vingt, les préoccupations des Franco-algériens furent celles de l'immigration même, c'est-à-dire la reconnaissance de la différence, de la revalorisation et de la sauvegarde culturelles. Par conséquent, le lien avec le pays d'origine est revendiqué. Les propos dans l'art, livrés en langue française, sont combatifs, libérateurs comme si la véritable libération n'était pas encore acquise… Les noms des troupes sont révélatrices : La Kahina, Nedjma,… Les influences sont Kateb Yacine, Armand Gatti, Augusto Boal,… Dans les années quatre-vingt, le théâtre dit "beur" et l'art "beur" en général, sont remarqués non pour leurs qualités intrinsèques mais pour l'identité de l'artiste, ses origines. C'est le théâtre ethnique, lui-même porteur d'exclusion. Cette pratique d'édition semble s'inscrire dans une politique commerciale et du politiquement correcte.
À la suite de ce théâtre ethnique apparaît un théâtre fonctionnel, remarqué pour sa fonction, celle de l'intégration sociale (voir l'action des MJC par exemple) et non pour ses qualités. La littérature devient une école, une thérapie, un modèle d'intégration. Comme si la qualité de l'œuvre passait au second plan. Comme si cette catégorie d'individus était de facto vouée à l'échec et conservait l'image de l'opprimé, de l'éternel assisté, l'éternel second. On assiste à un théâtre à deux vitesses parce qu'il y a une citoyenneté à deux vitesses qui s'inscrit dans les rapports Nord/Sud. Parce ce qu'il y a des beurs, il y a nécessairement un théâtre…beur. L'art entre donc dans la seule problématique identitaire et s'installe dans le malaise identitaire... "(…) ces espaces sont considérés comme relevant de l'anthropologie, ou de l'ethnographie, et dès lors on conçoit mal qu'ils puissent produire des littératures."  5


Par-delà les assignations d'identités précises et immuables, il semble plus juste de voir dans cet espace polymorphe, hic et nunc, un agencement d'éléments différents, dans lesquels certains sont conservés, absorbés, effleurés, d'autres rejetés ou encore transformés. Nous allons aborder succinctement le rapport à l'histoire, la communauté, la mère, aux femmes, au corps, au débat et à la multiculturalité.


 

Théâtre de l'histoire


Un des éléments constitutifs de l'identité est la mémoire du passé et du présent, de l'histoire. D'une immigration de main-d'œuvre nous sommes passé à une immigration de peuplement 6 , où les revendications sociales et politiques sont plus présentes et où le droit de cité, d'existence sociale, par les productions culturelles par exemple, est affirmé. On assiste ainsi à une profonde mutation du projet migratoire. Les enfants et les petits-enfants naissent en France. Même si les textes algériens inscrivent le retour des immigrés au pays, il n'en est rien.
Ces générations souhaitent être des citoyens français tout en respestant la tradition des pères qui ont combattu pour l'indépendance de l'Algérie et qui ont, par la suite, fait le sacrifice de l'exil. Elles affirment le refus, et du communautarisme et de la situation coloniale. Toutefois, le nationalisme et le refus d'intégration, justifiés pendant la guerre coloniale, semblent être encore présents dans l'esprit des acteurs de la Libération.
Comment dès lors concilier l'histoire du père nationaliste et sa citoyenneté française ? Comment revendiquer une appartenance spécifique et s'inscrire dans une citoyenneté républicaine dont l’un des principes fondamentaux est d'affranchir les individus de leurs multiples appartenances primaires ?
Force est de constater que l'aspect politique et historique est nécessaire dans la recherche de son identité. A fortiori lorsque l'histoire de la guerre d'Algérie reste taboue en France et fait l'objet de désinformation en Algérie. Le rôle joué par l'émigration pendant la guerre est occulté par l'État algérien. L'État français se résout récemment à ne plus parler d'événements mais de guerre. La reconnaissance de la guerre d'Algérie en octobre 1999 aura-t-elle un effet sur cette recherche d'identité ? La citoyenneté des enfants sera-t-elle effective que lorsque sera reconnue celle de leurs parents ?
Pour construire son identité, il s'avère nécessaire d'intégrer l'histoire des pères et la culture des traditions dans la réalité, quel que soit le support utilisé (théâtre, roman,…) tout en dépassant le seul cadre de l'engagement, l'esthétique (la forme) pesant autant que le combat d'idées (le fond).


 

"La famille est l'alpha et l'oméga de tout le système (…)."  7


La structure communautaire répond au souci d'indivision globale : conserver la Maison, la Terre et la Mémoire des ancêtres.
L'espace du théâtre semble être un espace dans l'espace ; et plus encore pour le théâtre "franco-maghrébin" un espace dans l'espace dans l'espace, une recréation de la cellule communautaire, d'une sphère plus réduite, sécurisante (à l'instar des associations) où il y a valorisation et reconnaissance de soi. La cellule théâtrale procure un sentiment d'appartenance collective. Paradoxe, cet espace n'en reste pas moins un espace public. Le théâtre c'est ne plus mettre ses différences dans la seule sphère privée mais leur donner une place dans l'espace public. Îlot "d'isolement dans la visibilité" 8 .
Il permet la réalisation de la citoyenneté tout en recréant l'espace communautaire. Le théâtre mesure son rapport à l'autre (le dehors) et à soi-même (le dedans), la visibilité dans la pudeur.
Il construit autre chose qu'un territoire précis et identifiable, c'est le lieu de la déterritorialisation. 9  Ce territoire instaure une distance critique entre les individus, ce territoire n'étant pas la localisation d'un espace fermé.
Mais le risque d'enfermement communautaire est toujours présent. Et le théâtre de territoire, endogamique existe dans certaines troupes, certains milieux associatifs,...

Cet esprit communautaire est associé à la mère et à la langue. Ainsi, à la troisième génération, on constate une forte déperdition de la langue d'origine. 87 % des jeunes d'origine algérienne ayant des parents immigrés déclarent le français comme langue maternelle.
Comment dès lors faire face à ce manque de présence de la mère, à son éloignement, à l'apparent ensevelissement de la mère-patrie, de la filiation ?  Le théâtre semble répondre à cette préoccupation. Il est l'oralité et l'écriture. D'une part, il revalorise l'oralité, par conséquent la mère car la parole se rapporte à la mère. "L'oralité est toujours présente en elles (les littératures de l'exiguïté), comme si elles avaient pour but ultime de faire parler l'écriture."  10  D'autre part, l'écriture est la mémoire dont les parents ont été privés.
La mère est désignée comme étant le fief de la culture. C'est à elle et non à l'institution que revient la charge de la transmission de la perpétuation de l'identité, via un enseignement informel de la langue. Défenseur de la langue, gardienne de la tradition, c'est par elle que s'achemine et vit toute la culture orale, d'où l'importance de l'oralité.
Dans le théâtre et plus globalement dans l'art, on retrouve cet attachement à la culture maternelle et à l'histoire de son pays, sous forme de fragments plus ou moins explicites des systèmes effondrés ou perdus :  on injecte des chants, des mots, des phrases dans le parler d'origine, car la langue est la représentation du sentiment affectif maternel. Chaque langue tenant son propre rôle : le français, la langue sociale ; le kabyle ou l'arabe dialectal, le parler de l'intérieur.


 

Le corps et les femmes


Par ailleurs, le théâtre est l'utilisation du corps, de l'image et de la parole. Et la représentation du corps est liée à l'image du corps dans l'islam (conception variable en fonction des régions et périodes). L'islam prescrit une pratique du corps sain et vertueux. Alors que, comme l'écrit Malek Chebel, anthropologue et psychanalyste 11 , l'usage du corps au théâtre est orienté vers le plaisir et la distraction. Et ce corps jouissif est le fait d'une élite urbaine qui dispose du temps et de l'argent nécessaires pour se livrer aux jeux, divertissements et sports.
Et plus que tout autre, le corps des femmes est en jeu et un enjeu, dans cet espace. Le théâtre leur est moins accessible car il touche des domaines qui leur sont confisqués : le parler, le corps, le débat, la mixité, l'image, l'espace public…  en d'autres termes l'expression et son identité individuelle... ou encore son existence. Car selon un adage kabyle, la femme est la lampe du dedans et l'homme la lampe du dehors."Le monde des hommes et celui des femmes sont comme le soleil et lune, ils se voient tous les jours, mais ne se rencontrent pas."  (Mouloud Mammeri). L'espace public destiné à être vu, est interdit aux femmes. Encore une fois, nous sommes dans le rapport entre le dedans et le dehors, dans la problématique de la distribution des rôles, de l'assigation d'identité. L'espace public est un espace d'échange, de circulation, d'exposition à l'autre. Ces femmes sont donc exposées au regard des autres, des hommes. "La vue d'une femme sans voile constitue une forme de possession sinon une jouissance achevée" 12 . "Regarder, c'est déjà posséder". 13
L'homme représente l'affrontement et, inversement la femme l'effacement, le silence, le bas, le refoulement, l'abaissement des yeux. Dans la sourate XXIV verset 31, il est dit "Dis aux croyantes de baisser leurs regards".
Ainsi, l'investissement de l'espace public par les femmes, l'affrontement du regard masculin et étranger, le non-voilement, la prise de parole, les mouvements du corps, en somme l'expression artistique, transgressent les pratiques culturelles du pays originel.
Ceci est d'autant plus difficile qu'on observe, aujourd'hui en France, un repli communautaire accompagné d'une cristallisation des valeurs traditionnelles (voile, agression contre les femmes,…) dans les quartiers défavorisés. On comprend dès lors que l'écriture, symbole de pouvoir, est difficilement accesssible aux femmes. C'est pourquoi on peut dire qu'"Une femme qui écrit vaut son pesant de poudre." (Kateb Yacine). D'autant plus que l'écriture théâtrale ouvre un espace laïc qui empêche la cristallisation identitaire et constitue une renonciation au statut de dominée et à tous ses éléments qui permettent d'intérioriser cet état d'infériorité.
Le choix du théâtre ne va pas dans le sens de la reproduction du modèle familial mais vers l'autonomie. Il s'agit donc d'une rupture avec le modèle communautaire, perçue comme une mauvaise éducation de la fille (remettant en cause les parents) et un manque de pudeur. Ce choix reste un défi à l'égard de soi-même et du groupe familial. Mais pour les hommes cela fait parti du champ des possibles. Pour les femmes, ce choix reste perçu comme un suicide ou un meurtre culturel.
Si aujourd'hui, les hommes se déguisent et interprètent de moins en moins des rôles de femmes, il n'en reste pas moins qu'elles restent fort peu nombreuses dans l'ensemble du théâtre.
On le voit, en abordant le thème des femmes au théâtre, c'est tout le système culturel, religieux et traditionnel qui est remis en question.


 

Revendication des paroles confisquées ici et là-bas


Dans un article remarquable, Françalgérie, sang, intox et corruption, François Gèze 14  dénonce un système algéro-français qui vit sur la corruption, le meurtre et la désinformation.
En tentant de dénoncer ces pratiques, un certain nombre d'artistes franco-algériens ou algériens sont censurés et mis à l'index, ou intimidés et menacés. Toujours selon F. Gèze, le contrôle serré de la communauté immigrée en France est assurée par la Sécurité Militaire algérienne (aujourd'hui DRS, Département du Renseignement et de la Sécurité). Plusieurs centaines d'agents et des milliers d'indicateurs travaillent à éviter toute structuration d'une opposition au pouvoir dans l'immigration. Ils neutralisent les plus actifs par la récupération et les menaces sur les familles restées au pays. Des comédiens hésitent ainsi à travailler pour des spectacles engagés. Certaines associations, revues, certains médias algériens installés en France (infiltrés)… bloquent la médiatisation de ces artistes ou intellectuels.
Le débat, quand il n'est pas infiltré, est l’une des revendications de ce théâtre multiculturel. Car il cesse d'être un théâtre d’intégration et communautariste, et c'est une position bien mal considérée par les groupes communautaires de France et d'Algérie. Le questionnement reste-t-il tabou parce que, dans le Coran tout y est écrit et codifié ?
Pourtant plus qu'une expression, le théâtre est une rencontre et un débat, en rupture avec le non-dit et le non-voir. Le débat consiste dans l'échange de parole avant et après la pièce. Il est suscité par le public qui décide ou non de rester. On remarque que le public est très demandeur, c'est lui qui vient chercher le dialogue, qui lui fait par ailleurs défaut. Parce que l'essentiel se passe avant et après la pièce, le débat pose problème. On sait que pendant la guerre de Libération, le théâtre a servi la Révolution. "Le FLN, qui mesura l'importance du fait artistique dans la lutte de libération, fit appel à tous les artistes algériens pour rejoindre la lutte de libération." 15
J'évoquerais ici ma propre expérience et celle de la compagnie SLND, avec la pièce En Attendant l'algérie 16 .
L’amphithéâtre antique fut le lieu du débat public, et c’est avec cet esprit que nous voulons renouer. Chaque soir, ou presque, un invité intervient au cours de la pièce. À cet instant, un projecteur éclaire l’invité qui reste assis au  milieu du public. Pendant dix à quinze minutes, il s’exprime. Puis le projecteur s’éteint : il redonne la parole au comédien. Le moment de cette intervention est déterminé avec l’auteur en fonction du contenu de son discours afin qu’elle s’insère au mieux dans le corps de la pièce.
Notre objectif est de décentrer la parole : l’auteur, à travers le comédien, n’est plus le seul à s’exprimer. Le choix des intervenants est indépendant de notre engagement. Et le public n’est pas informé de son identité. Il sait seulement qu’il y aura un invité. Notre objectif est d’initier le débat, d’annuler l’effet tyrannique d’une seule parole donnée, en apportant des voix multiples. Celles-ci ne sont plus représentées (le comédien récitant le texte d’un autre), mais libres. Si ce lieu qui n’a pas encore de lieu en cherche un, c’est que l’espace que nous occupons et voulons circonscrire le temps de cette représentation n’appartient plus à son directeur, n’appartient pas à l’auteur, au comédien ou au metteur en scène, il n’appartient pas non plus au public, il est devenu une surface de tension et d’échange. Nous voulons faire entendre des voix qui ne soient plus théâtrales, nous voulons que les ombres fassent place aux vivants. 17


 

Multiculturalité (revendication de la) : la démocratie à l'épreuve


On constate, en s'interrogeant sur l'identité des générations issues de l'immigration, que l'on questionne d'une part l'identité de la France (la Nation française est-elle plurielle ?) ; d'autre part l'identité du pays d'origine (son niveau de démocratie).
Ainsi, dans l'espace théâtral, la multiculturalité et la démocratie sont à l'épreuve. Espace iconoclaste où se cotoient des valeurs différentes qui lient malgré la séparation, le théâtre se réfère à deux systèmes culturels différents. Il y intègre des langues, des musiques différentes,… Et il tente de s'en affranchir, sortir des schémas et images véhiculés depuis la colonisation à savoir l'esprit dominant pour les Français et l'esprit nationaliste pour les immigrés. C'est l'espace perméable où l'on y inscrit sa propre identité. Théâtre de modernité car la modernité c'est la liberté de rompre ou d'adhérer à certains éléments culturels, le théâtre de ruptures, de la transformation des frontières. Il est un espace qui n'a pas de lieu, apparemment affranchi du sentiment d'aliénation.
Même si, et on le sait, nous sommes dans un contexte de domination culturelle (nous sommes dans la culture d'accueil dominante) où les apports de cette culture sont importants. C'est l'acculturation. Toutefois, les revendications multiculturelles peuvent dériver vers des formes d'intolérance et de rejet de l'autre. C'est le cas du théâtre berbéro-berbère car il encourage indirectement l'auto-exclusion des groupes qu'il prétend protéger et promouvoir en les tenant en marge de la communauté dominante. Elles dérivent vers la discrimination et la folklorisation, le cloisonnement.
Pourtant la révolution multiculturelle est un approfondissement de la démocratie pluraliste. "Plus vous vous imprégnez de la culture du pays d'accueil, plus vous pourrez l'imprégner de la vôtre."
Et "Plus un immigré sentira sa culture d'origine respectée, plus il s'ouvrira à la culture du pays d'accueil" (Amin Maalouf, romancier et essayiste franco-libanais).
Robert Park, dans son article "La ville", montre que plus l'homme est lié à son territoire, moins sa capacité à l'abstraction est grande 18 , en d'autres termes, moins la prise de conscience, l'ouverture d'esprit sont facilitées. La cohabitation interculturelle doit permettre de gérer les contradictions et ressemblances, éviter l'imitation, l'exotisme, l'adaptation absolue ou la non-conformité. En fait, notre identité la plus accomplie n'est-elle pas le "moment où l'analyse la plus fine ne peut plus distinguer entre ce qui m'appartient et ce qui me vient d'ailleurs" 19  ?


 

Théâtre de la conscience


Aujourd'hui, on ne semble plus mettre en avant un type particulier de théâtre. À la non-médiatisation du théâtre "franco-maghrébin", nous avançons les hypothèses suivantes :
Celle d'un théâtre qui n'a jamais existé en tant que théâtre franco-algérien car il s'agit là d'un faux concept.
D'un théâtre non accessible à la population maghrébine car dans sa majorité issue d'un milieu social défavorisé (recrudescence des problèmes sociaux), et où la tradition théâtrale algérienne n'existe pas. En effet, le théâtre en Algérie n'apparaît qu'au début du siècle par l'effet d'influence des troupes égyptiennes et françaises.
D'un théâtre "intégré" dans la culture française dominante. L'aspiration à l'égalité tend-elle à l'emporter sur celle de la revendication du droit à la différence ?
D'un théâtre censuré pour son engagement militant. Est-il porteur d'un discours trop ouvert et moderne, bousculant la notion d'État-nation ?
D'un refus du théâtre, lié à un repli identitaire. Un repli qui peut s'expliquer par les difficultés socio-économiques, l'impossibilité de dépassement des conflits identitaires (pas de dialectique), les attitudes nationalistes. Ce repli s'exprime par le refus des mœurs occidentales et le retour en force de traditions musulmanes.
 De même, la notion de multiculturalité a du mal à s’imposer dans les Etats jacobins, telle la France, qui donnent la préférence à l’unité nationale, la multiculturalité tendant à bousculer la notion d’Etat-nation. C’est l’échec de la multiculturalité.
Des deux côtés de la Méditerranée, les générations franco-algériennes sont à la fois proches et lointaines. Elles sont de moins en moins identifiables aux groupes d'appartenance d'où elles sont issues et au groupe social dominant. Elles jouent elles-mêmes un rôle actif dans la création : affranchissement de certains codes communautaires, mobilisation des ressources personnelles. "L'espace devient ce qui empêche que tout soit à la même place." (Paul Virilio). Place de la langue, du corps, du geste, de la parole,… Cette fragmentation ne permet plus de les identifier précisémment. Une des raisons de cette fragmentation ne se situe-t-elle pas dans cette politique intégrationniste française qui ne valorise pas la diversité identitaire des minorités ? La revendication de la multiculturalité semble difficile car les discriminations sont importantes en France.
La problématique de ces générations est celle du particulier et de l'universel. Comment penser l'égalité en la réconciliant avec les différences ?
Le théâtre tente de mettre en œuvre le droit à la différence et à l'indifférence. Il constitue une participation active à la société nationale, donc une réalisation de la citoyenneté et non la conformité aux valeurs et mœurs dominantes. L'artiste crée, élabore son identité propre, sort de l'attribution identitaire unique, de l'image "d'agents de développement", afin de faire émerger une identité sociale réelle et non plus virtuelle (celle qui lui est attribuée).
Les revendications sont inscrites dans des préoccupations et une réalité universelles telles que l'on ne peut pas parler d'une catégorie de théâtre beur. Le but n'étant plus d'affirmer un genre de théâtre. C'est un théâtre moins théâtral car il n'y a pas de culture théâtrale algérienne. D'autre part, il ignore les frontières entre les genres. C'est souvent le texte qui prime sur le spectacle, c'est le texte qui circule. Mais cet esprit est souvent qualifié de non professionnel.
C'est simplement le "Théâtre de la conscience, non de l'action, du problème, non de la réponse" (Roland Barthes).






BIBLIOGRAPHIE

  1) "Ensemble des phénomènes qui résultent d'un contact continu et direct entre des groupes d'individus de cultures différentes et qui entraînent des changements dans les modèles (patterns) culturels initiaux de l'un ou des deux groupes". D. Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, La Découverte, coll. Repères, 1996, p. 54
 2) Edmond Jabès, cité dans Le multiculturalisme, Fred Constant, éd. Dominos Flammarion 2000, p. 92
 3) Amin Malouf, Grasset, 1999
 4) In Jean Déjeux, Maghreb. Littératures de langue française, Arcantère, 1993, p. 174.
  5) Charles Bonn, Littérature comparée et didactique du texte francophone, L'Harmattan, Université Paris XIII, 1999, p. 13
  6) Didier Lapeyronnie, Immigrés en Europe. Politiques d'intégration, La Documentation française, 1992, p. 11 (cité dans Que sais-je ? 3292)
  7) Pierre Bourdieu, Sociologie de l'Algérie, PUF, 1970
  8) Alain Milon, Du rap au graff mural, PUF, 1999, p. 18
  9) Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, éd. de Minuit, 1980, p. 403
  10) François Paré, Les littératures de l'exiguïté, Hearst, Ontario, éd. Nordir, 1992, p. 25, cité dans Habiba Sebkhi, Une littérature "naturelle" : le cas de la littérature "beur"
  11) Voir la revue Cassandre, Théâtres des mondes arabes, hors série n° 3, 1999, p. 9, (Entretiens avec Malek Chebel)
  12) Malek Chebel, L'esprit de sérail, chap. IV, Voile et sexualité, Petite bibliothèque Payot, 1995, p. 115 et suivantes
  13) Assia Djebar, L'amour, la fantasia, 1985, Paris, J.-C. Lattès
  14) Mouvements, n° 21-22, 16 mai 2002
  15) Ahmed Cheniki, Le théâtre en Algérie. Histoire et enjeux, Edisud, 2002, p. 34.
  16) Zalia Sékaï, éd. Passerelles, 2003
  17) À titre indicatif, quelques intervenants lors des représentations à la Ferme du bonheur en février-mars 2001 : Mohamed Benrabah, sociologue-linguiste ;  Djillali Hadjadj, journaliste d’investigation ; Gyps, humoriste et dessinateur de presse algérien ; Nassera Dutour, présidente du collectif des disparus ; Gilbert Grandguillaume, sociologue ; Yasmina Boudjenah, députée européenne, délégation «Bouge l’Europe» ; Dominique Caubet, professseur d'arabe maghrébin ; Hamid Salmi, ethnopsychiatre ; Christian Freu, citoyen ; Saïd Bouamama, sociologue ; Meriem Derkaoui, présidente du Relai des associations algériennes des femmes démocrates (RAAFD) ; Roger des Prés, propriétaire de La Ferme du Bonheur ; Madjid Laribi, journaliste
  18) Robert Park , "La ville" in "La communauté urbaine", L'École de Chicago, Paris, Aubier, rééd. 1990, p. 101 cité dans Alain Milon, "L'étranger dans la ville", PUF, 1999, p. 68
  19) Albert Memmi cité dans Habiba Sebkhi, Une littérature "naturelle" : le cas de la littérature "beur", Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 27, 1er semestre 1999






 

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28 décembre 2002 6 28 /12 /décembre /2002 17:18

 


KATEB YACINE ET LES LANGUES EN ALGÉRIE

 

Revalorisation des langues populaires algériennes à travers le théâtre


(Article publié dans Etudes et documents berbères n° 17, 1999, La boîte à documents, Edisud)


 

 


 

Résumé
 

Depuis l'indépendance, l'Algérie connaît une situation linguistique à plusieurs vitesses. La production théâtrale de Kateb Yacine dans les langues populaires s'inscrit dans une perspective de rupture avec le schéma diglossique qui impose la langue de l'idéologie dominante sur le marché linguistique.
    D'une part, il investit le champ théâtral en utilisant les langues populaires, démystifiant ainsi l'écriture et par là même la langue arabe classique en tant que pouvoirs. D'autre part, il exprime les préoccupations d'un peuple sans voix, il fait du théâtre un combat d'idées collectif et permanent qui dépasse le seul cadre de la littérature. Enfin, il réorganise l'espace du théâtre de manière à assurer une interactivité optimale entre le public, le comédien et l'auteur.
    L'utilisation des langues populaires, son combat d'idées, sa gestion de l'espace sont autant d'éléments qui visent à dénoncer fanatismes et exploiteurs de tous bords et qui militent pour une culture libre et vivante.


 




A partir des années 70,  Kateb Yacine s’engage à utiliser les langues populaires algériennes dans le théâtre. De cette manière, en les réhabilitant, il répond au phénomène de diglossie, phénomène de communication que l’on peut appréhender ainsi :

"Ici en Algérie, si j’écrivais encore un Nedjma ou un Polygone étoilé, ça n’aurait aucune signification." 1

Le concept de diglossie désigne dans un État plurilinguiste, des rapports de coexistence entre deux ou plusieurs langues, de statut et de corpus (usages) 2 inégal. Ces langues sont en outre caractérisées par une dissociation fonctionnelle : à chaque langue est attribuée une fonction précise. Cette dissociation est accompagnée d’un repli sur soi et donc d’une perte de contact avec la réalité des autres langues existantes.
Cette situation linguistique à plusieurs vitesses est révélatrice d’un état social profondément inégalitaire et dysfonctionnel.

 En Algérie, les relations diglossiques sont en grande partie le produit des politiques d’expansion linguistique française et arabe, des tentatives d’unification linguistique, qui impliquent un état de minoration et de subordination linguistique de l’oral face à l’écrit, du dialecte face à la langue. 3 
La production théâtrale de Kateb Yacine révèle les difficultés de coexistence des différentes langues en Algérie. Elle s’inscrit précisément dans une perspective de rupture avec le schéma diglossique qui impose la langue écrite de l’idéologie dominante sur le marché linguistique.

En effet, la prééminence de l’écrit (Voir la part importante du budget des pays en voie de développement pour l’instruction) entraîne la dévaluation de ce qui n’est pas écrit, de l’expérience même des techniques assurant l’approvisionnement en nourriture, des occupations essentielles à la société. 4 Elle a séparé l’apprentissage de l’action 5, le discours de l’action.
C’est précisément là que réside tout le combat de Kateb Yacine : utiliser la parole comme acte politique, faire de l’art et de la politique un seul tenant, écarter l’écrit en tant que pouvoir et représentation de la parole.

Dans cette perspective, il investit le champ théâtral (I), s'évertuant à lutter contre la représentation, l’image figée en théâtre (II), pour s’engager dans la notion d’espace, d’action, de réalité, de révolution, de justice.
Face à l’impérialisme linguistique de l’arabe classique, Kateb Yacine produit un théâtre destiné à réhabiliter les dialectes, l’oralité, le peuple. Il réactive la tradition populaire dans le dessein de la révolution, de l’autre libération, de la réconciliation des Algériens avec eux-mêmes, leur histoire, leur langue, leur pluralité.
En allant au-devant du peuple, c’est lui qui s’adapte au peuple et non l’inverse.


 

Remise en question de l’écriture en tant que représentation de la parole


Démystification et démythification de l’écriture et de l’arabe classique

L’écriture est devenue nécessaire car «les comptages notés maintenaient l’ordre social. Ils situaient chacun à sa place - celui qui apportait une récolte, celui qui la stockait, la redistribuait et le fonctionnaire responsable - ils donnaient à voir la relation entre les hommes, puis, au-delà, la relation des hommes aux dieux». 6  En d’autres termes, l’écriture rendait visibles et consolidait les relations préexistantes de dépendance et de hiérarchie entre les hommes.
L’écriture est étroitement associée au pouvoir, d’une part parce qu’elle en est directement issue (l’écriture a d’abord été la propriété des classes sociales au pouvoir) et d’autre part parce qu’elle continue à évoluer dans les strictes limites de celui-ci. Dès lors, la suprématie de l’écriture sur les coutumes, l’habitus est sans cesse réaffirmée.

C’est sur ce point que Kateb Yacine intervient, tant sur le plan formel que sur le fond, dans la perspective de revaloriser la culture de groupe par la langue parlée, référence essentielle à la collectivité, à un moment où la culture communautaire s’amenuise avec la généralisation de l’écriture, l’émergence des nouvelles formes de communication et la mondialisation. C’est une action d’autant plus difficile à mener que le théâtre est écrit par des intellectuels pour être joué devant le peuple.
Cette recherche de l’identité orale demeure une constante dans son discours, passant de l’écriture à l’oralité 7, refusant l’isolement de l’homme de lettres. Parler la langue du peuple, c’est dépasser la condition d’écrivain (Voir infra). Car il sait qu’en dépit de la reconnaissance pour ce à quoi il oeuvre, ses livres ne sont pas lus.
Même si elle marque une rupture avec l’écriture à partir des années 70, son oeuvre s’inscrit toutefois dans une certaine continuité thématique et éthique : la forme théâtrale de Nedjma préfigurait en effet son oeuvre théâtrale. 8
Et même par-delà le fait que l’expérience théâtrale de Nedjma a été une expérience aliénante.

«On a voulu me « foutre » dans le nouveau roman, on a essayé de spéculer sur mon nom. J’ai vécu de façon très aliénante parce que je ne pouvais pas faire autrement. J’étais en France. C’est comme ça que j’ai été amené à trouver la forme très complexe de Nedjma ; je sentais bien qu’il fallait à la fois ‘la boucler’ aux intellectuels et en même temps toucher suffisamment de gens pour leur montrer ce que c’était l’Algérie, même de loin, qu’ils aient une idée à travers la littérature de ce que pouvait être l’Algérie.»

Dans sa recherche à sensibiliser le peuple à la révolution 9, l’oeuvre théâtrale de Kateb Yacine est l’expression de son combat contre l’élitisme fomentée par l’écriture, combat contre le capitalisme linguistique de l’arabe classique.
En effet, l’arabe classique ou littéraire est une langue écrite hautement codifiée, non expressive, non représentative de l’oralité bien qu’elle ait été, à ses débuts, porteuse de tradition orale (par la nature même du message de Muhammad) jusqu’à ce que la Révélation soit consignée par écrit. Le prophète, selon certaines sources, ne savait ni lire ni écrire, mais c’est lui qui exigea que le Coran soit écrit dans la langue des moines syriaques qui était la langue la plus lue au Machrek. L’Islam est alors devenu religion du Livre. L’utilisation de l’écriture a été ensuite largement favorisée par divers éléments : le désir d’exalter la culture arabe antéislamique, la fabrication du papier (moins cher et plus facile), l’évolution du type d’enseignement (issu du manuel de grammaire de Sibawayi du 8e s.), le développement de l’art calligraphique. 10
Puis dans le dessein de conserver le texte sacré, dans son état initial de pureté, s’est développée la grammaire, nécessaire pour une lecture correcte et une compréhension exacte du Coran. Depuis, la vénération de la grammaire s’est accentuée, consolidant l’idée de supériorité de la langue arabe et du même coup de l’écriture. Certains allèrent même jusqu’à considérer que la langue arabe est révélation d’Allah.
Mais l’adoration excessive de la grammaire était loin de représenter une attitude générale surtout dans le peuple. L’anecdote suivante rapportée par Nadia Anghelescu est révélatrice des deux parties en présence, qui met en scène deux personnages :

«Un grammairien et un homme ordinaire qui discutent sur le pont d’un navire. Le premier demande à son compagnon de voyage : «Sais-tu la grammaire ?» «Non», lui répond celui-ci. « Eh bien, lui dit le grammairien, tu as perdu la moitié de ta vie ». Quelque temps après, la tempête se lève et le marin demande au grammairien «Tu sais nager ?» «Non» répond-il. «Eh bien, dit l’autre, tu as perdu toute ta vie ?» 11

C’est dans ce contexte qu’en 1972, Le cercle des représailles traduit en arabe classique fut joué au TNA (Théâtre national algérien). Mais les représentations furent arrêtées faute de spectateurs. Le théâtre, par l’utilisation de l’arabe classique, est d’une certaine manière confisqué, et son concept déformé.

«On a tenté une fois de monter Le Cadavre encerclé en arabe littéraire. Cela s’est fait sans moi. Au nom d’une arabisation démagogique, on continue à assommer le peuple avec une langue classique qu’il ne parle pas. Ce coup-là m’avait complètement anéanti.»

En revanche, Mohammed, prends ta valise jouée en arabe populaire a été un franc succès en Algérie même si elle n’a été jouée que devant le public restreint des centres de formation professionnelle, et en France auprès des immigrés (chez Renault, dans les entreprises, les cités,...) et bien que l’option dialectale puisse poser le problème du régionalisme. Elle a été également jouée en berbère à Tunis où elle a été très favorablement accueillie.

Ce qui nous fait dire que le choix de la langue, du modèle de communication est fondamental. Kateb Yacine, à partir des années 70, dans Mohammed, prends ta valise (1971) ou La guerre de 2000 ans (1974), tente de démystifier l’arabe classique au profit du dialectal, de la langue maternelle.
Afin d’éviter que ses nouvelles pièces soient montées en arabe littéraire, d’une part, il n’écrit plus ses pièces (elles sont enregistrées), d’autre part il y mêle arabe dialectal, français et berbère (car traduire ces trois langues par la seule langue arabe littéraire éliminerait les nuances introduites entre le dialectal, le français et le berbère).

«Il est nécessaire de démythifier la culture, l’acte d’écrire. Prenons l’exemple de grands révolutionnaires comme Lénine ou Hô Chi Minh. Voyons ce que signifie pour eux la culture. Quand Lénine créa L’Étincelle, le journal qui fut le précurseur de la révolution d’Octobre, il y fit s’exprimer des analphabètes. Ces gens qui ne savaient pas écrire, ou qui faisaient des fautes d’orthographes avaient quelque chose à dire. Peu importe la forme, le contenu seul est important. Donc pour faire un journal, il faut saisir la réalité, sans chercher la perfection et sans attendre la bénédiction d’en haut.

... L’acte de penser, d’écrire, ne doit pas être réservé à une catégorie de gens, cela doit être le fait de tous. Il faut faire circuler les idées par n’importe quel moyen... et en faisant participer le maximum de gens.» 12


Dans cette continuité de désacralisation de l’arabe classique et de l’écriture, il s’accorde une liberté d’expression, en s’affranchissant de certains codes linguistiques écrits, en créant par exemple des néologismes (ex. : La Gandourie : pays dont les habitants sont en gandouras), en introduisant de l’arabe, du français et du berbère. Cette recherche de revalorisation de la langue orale ne doit pas occulter le fait qu’il a eu recours à l’écriture, se servant abondamment de documents historiques et journalistiques, évitant ainsi de s’enfermer dans le ghetto des langues populaires, de l’oralité.

 

Les limites de cet engagement


Après la libération, l’engagement est d’autant plus lourd à assumer  que la classification entre langues écrites et langues orales est d’une certaine manière officialisée par la politique d’arabisation menée à partir de 1962 qui privilégie au grand jour la langue arabe écrite à l’exclusion de tout autre. Le pouvoir poursuit comme objectif l’intériorisation de cette distinction, en discréditant et muselant l’oralité, et par là même tous ceux qui contribuent à la défendre, avec une plus grande acuité à la mort de Boumediene en 1978.

Sur le plan culturel, cette politique d’arabisation a eu pour effet de limiter sinon de suspendre les subventions et aides accordées par les institutions à Kateb Yacine et à sa troupe (entre autres). Cette situation matérielle indigente impose de travailler différemment : l’acteur joue plusieurs personnages, les décors sont limités à l’extrême,... On peut y voir un renvoi au statut social du public auquel il s’adresse.
Cette contrainte correspond d’autre part à une nécessité de mobilité. Mais ce combat matériel révèle avant tout un véritable combat politique. La troupe de Kateb Yacine ACT (Action culturelle des travailleurs) est expulsée de son lieu de travail pour y être expédiée à Sidi Bel Abbès où tout est fait pour les empêcher de travailler. Les problèmes de logement, d’argent se posent avec acuité aux comédiens.

En dépit des contraintes financières et des actions de dissuasion exercées à leur encontre (interdiction de la troupe, sabotage de la publicité), ils réussissent à imposer la langue populaire au théâtre, et même au TNA, avec bien sûr pour ce dernier, des lourdeurs et l’intention de revenir au théâtre d’élite. La langue du peuple permet un vrai travail d’expression. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Kateb Yacine et sa troupe ACT ont une plus large audience que le TNA, son champ d’action étant plus vaste : paysans, ouvriers...
À cela s’ajoute le caractère en principe gratuit de ses spectacles qui ouvre des perspectives encore plus grandes d’audience, ainsi que son énergie à aller chercher le public là où il se trouve : écoles, entreprises, lieux de travail des ouvriers agricoles.
Mais l’exercice de la censure pèse toujours sur lui. Les éditions ENAL lui refusent la publication de ses pièces en arabe parlé, de même que la télévision et la radio s’opposent à la programmation de ses pièces.
En 1982, sous la présidence de Chadli Bendjedid, le pouvoir interdit à Kateb Yacine de jouer à Tizi-Ouzou sa pièce «La guerre de 2000 ans» , deux ans après que Mouloud Mammeri ait connu le même interdit frappant sa conférence sur «La poésie ancienne des Kabyles». Sans compter les campagnes de dénigrement auxquelles il doit faire face.

Pourquoi ? Parce que, en principe lorsque le gouvernement autorise des pièces théâtrales, c’est qu’il peut assurer un contrôle certain. Or le théâtre katébien introduit la participation du public, symbolique de la société : celui-ci devient acteur, brise le schéma de passivité et de soumission auquel il est accoutumé.

Kateb Yacine utilise la parole comme un acte politique comme il l’a déjà fait avec la langue française. Il rétablit une égalité linguistique confisquée et replace ainsi le peuple à égalité de parole avec les autorités, en conférant aux langues populaires un certain pouvoir. En donnant la parole au peuple, il lui donne le pouvoir, la liberté du discours, s’immisçant sur le terrain des pouvoirs.

L’écrivain algérien Tahar Djaout assassiné en 1993 à Alger rapporte que Kateb Yacine a vécu au Centre Familial de Ben-Aknoun, un lieu réservé aux réfugiés politiques, aux apatrides et aux cas sociaux, comme si son pays, ajoute-t-il, refusant de le reconnaître, avait décidé de le cantonner dans la marge. 13  Il fut maintes fois accusé de traîtrise pour ses positions favorables aux langues populaires.

A sa mort en 1989, l’imam égyptien Mohamed El Ghazali déclarait à la radio algérienne : «Il ne doit pas être enterré dans un cimetière musulman», ce qui n’a pas empêché le peuple d’accompagner le poète jusqu ’au cimetière d’Alger. 14



 

Remise en question de la représentation en théâtre


Le théâtre : un combat d’idées collectif et permanent

«Faire de la littérature, le révolver en poche. Comprendre une fois pour toutes, qu’on n’a le droit d’avoir des idées que lorsqu’on les applique dans la vie.» 15

Avec l’expérience de la prison c’est-à-dire de la politique, de l’homme, de la vie collective, de la communication, Kateb Yacine prend conscience que le ferment de la littérature réside là et non dans les livres de Baudelaire et de Rimbaud, selon ses propres termes. 17 Il met un point d’orgue sur la conscience politique qui, dit-il, supprime tout écart entre la classe ouvrière et les intellectuels.  Précisément parce que l’intellectuel se définit par son engagement politique.
Il choisit alors de vivre dans la rue et avec la rue, de produire des oeuvres engagées militantes souvent taxées de propagandistes, liant combat politique et moyens d’expression, combat politique et théâtre.
Ce théâtre, acte politique, est un combat d’idées qui dépasse ainsi le seul cadre de la littérature.

«Pour les écrivains qui ne sont pas des militants, ils ne voient que la littérature. Ils sont frustrés à juste titre. Moi j’ai choisi la Révolution. Je suis prêt à sacrifier beaucoup de recherches de formes pour atteindre les objectifs de fond, vitaux pour la littérature. Je considère qu’il faut être un homme et pas seulement un écrivain.» 18

Dans cette optique, il exprime les préoccupations d’un peuple sans voix, l’aide à s’exprimer en défendant la culture populaire, refusant l’oppression et l’exclusion, réunissant la culture et le peuple, mettant le théâtre au service de la révolution.
Il veut rester imprégné et impliqué dans l’actualité, dans le réel, sortir de la représentation et impliquer le peuple dans le fonctionnement de la société. Il choisit de se dissoudre dans le peuple, de disparaître, de devenir anonyme, et de mener son combat d’idées : femmes, langues, obscurantisme religieux, pouvoir militaire.

Pour … faire que ce théâtre sache frapper dans les  tibias...19, il va mener un combat sur la base d’un travail collectif et non solitaire, en travaillant forme et fond avec sa troupe.
Ce travail collectif s’accompagne d’un travail de longue haleine, de durée, un travail permanent de profondeur toujours prêt à être remodelé, restructuré, traduit, dans le dessein d’être écouté et vu par le plus grand nombre de spectateurs et le plus divers. En effet, aucune version de ses textes n’est définitive. Son théâtre est en perpétuel mouvement et recommencement de fond et de forme : les titres se modifiant, les pièces s’incorporant au fil du temps et de l’histoire les unes aux autres répondant à un devoir d’information. Chacune de ses pièces ne doit pas être appréhendée dans son individualité mais bien dans l’ensemble de son oeuvre qui offre des interactions, ramifications entre elles.


 

Réappropriation des moyens de production théâtrale


Il réorganise et gère l’espace de manière à assurer une interactivité optimale entre les différentes parties en présence au sein du théâtre : public, comédien, auteur.
Il essaie de se rapprocher de la condition du travailleur, d’effacer les distinctions sociales, intellectuelles entre public/acteur/auteur. S’interrogeant sur les rapports de l’intellectuel face au pouvoir et au peuple, il dit :

«Autrefois, chez les Grecs, on voyait des foules entières venir pendant toute une semaine habiter l’immensité théâtrale, vivre avec les acteurs, prendre tout le temps d’écouter l’oeuvre intégrale des auteurs qui se confrontaient. C’était le bon vieux temps. Mais, dans la société occidentale d’aujourd’hui, le peuple est aliéné aussi bien dans le temps que dans l’espace. Non seulement il vit mal, non seulement il mène une vie de chien, mais encore on l’exclut du théâtre; ce qui explique l’envahissante médiocrité des scènes de Paris, New York, où le théâtre populaire livre une lutte inégale contre le pouvoir, l’argent, la bêtise, le vide.»

L’aspect formel du théâtre katébien repose sur la  sollicitation et la participation du spectateur, en d’autres termes sur la communication (objet même de la diglossie), rendues possibles  par la remise en cause de la séparation et de la formalisation établies par la scène. Il reconquiert les moyens de production théâtrale auparavant confisqués par la classe dominante, en détruisant les barrières qu’elle avait établies : division acteurs/spectateurs, acteurs protagonistes/choeur. 20
Cette suppression des barrières est une constante des anciens rites égyptiens et mésopotamiens que l’on retrouve dans le théâtre grec classique, le théâtre élisabéthain, ainsi que dans le théâtre moderne européen et oriental.

 «Un peuple est né pour agir. Il ne cesse d’agir, il réclame des actes. Il aime se voir et s’entendre agissant sur une scène de théâtre. Comment ne se comprendrait-il pas lui-même quand il parle par sa propre bouche...» 21

C’est une réponse au phénomène de diglossie qui est apportée à travers cette réappropriation des moyens de production théâtrale. Il rétablit une « égalité » matérielle, formelle.

Kateb Yacine produit un théâtre des opprimés où le spectateur agit et s’implique dans le spectacle, préfigurant ainsi d’une certaine manière ne l’oublions pas, l’action réelle, la révolution. Sa production théâtrale iconoclaste est une forme de déni de la représentation et par conséquent une valorisation de l’approche de la réalité qu’il exprime à travers cette implication du public. Il ne veut pas créer un espace de représentation mais faire vivre l’espace. A l’image de Brecht, il veut détruire le théâtre d’illusion, hypnotique pour sauvegarder l’esprit critique du spectateur. On retrouve d’ailleurs dans l’art contemporain cette problématique de la représentation, de la relation public/auteur/institution. 22

Par ailleurs il porte un intérêt à l’espace dans l’espace, au lieu dans l’espace, en d’autres termes au théâtre dans l’espace.
Kateb Yacine a toujours vécu et travaillé dans des espaces ouverts à tout le monde. N’importe qui pouvait entrer chez l’écrivain, s’exprimer, se faire écouter. 23
Écrivain public, il aimait à être imprégné de la réalité.

Dans cet esprit, il dénonce le théâtre d’appartement réservé à quelques personnes. Car les bouleversements sociopolitiques dépendent de la mobilisation. Le déroulement des représentations à Arras en 1984 de «Le Bourgeois Sans-Culotte ou le Spectre du parc Monceau» réalisé à l’occasion du bicentenaire de la Révolution fut une déception. «La municipalité lepéniste lui refusa les grandes salles. Ils durent jouer leur pièce sur la révolution dans un musée !» lui qui porte une attention particulière aux théâtres de plein air, aux lieux populaires, aux usines, aux comités agricoles, aux centres de formation professionnelle, aux cités,...

Est ici posé le problème de l’espace, de la communication sociale au public et de la mobilisation. En effet, le théâtre  bourgeois au sens où l’entend Kateb Yacine se fait dans un endroit clos en relation avec la tradition écrite, rigide. Par conséquent, la problématique de l’espace est liée à celle de l’oralité, de la communauté. Ce théâtre des opprimés diminue la distance entre le regard et l’objet du regard. Il rejoint la tradition fonctionnaliste plastique arabo-musulmane où l’art arabo-musulman fut inscrit sur des objets usuels, les objets du quotidien (tissus, plats, murs,...) et non dans les musées. 24

Kateb Yacine va plus loin dans son opposition au théâtre bourgeois, dans l’élimination des barrières. Ses pièces ne sont pas reliées par un ordre chronologique mais par une rotation dans le temps si bien qu’elles peuvent commencer par n’importe quel acte. 25 La notion de hiérarchie est ainsi écartée.

Nous venons de le voir, l’existence même de Kateb Yacine, son parcours littéraire, le caractère militant de son oeuvre mettent en lumière un problème de communication, un problème d’ordre linguistique, la diglossie auquel il tente de remédier par le théâtre. Mais comment réhabiliter les langues populaires par le théâtre populaire alors même que le théâtre populaire est lui-même dévalorisé ?

D’autre part, on peut se demander si l’intérêt des autorités politiques n’est pas d’accentuer ce phénomène de diglossie afin d’inciter le peuple à abandonner ses langues usuelles et préférer l’arabe classique, cette attitude s’inscrivant dans la politique arabo-islamique et le  «grand projet arabe». Mais elle démontre également l’inégabilité de la langue arabe littéraire.

En tout état de cause, le phénomène de diglossie révèle la difficulté de concilier la volonté de créer un État unitaire et la situation du plurilinguisme. Il est issu de l’échec de la politique d’arabisation, d’uniformisation, de résistance des particularités, à l’image même du mythe de Babel (Dieu a dispersé les hommes rassemblés autour de Babel parce qu’ils allaient se contraindre à l’uniformité).

Il marque la tendance à faire de la diversité une division et soulève la question des relations particulier/universel. Il s’avère par conséquent nécessaire d’établir une politique linguistique capable avant tout de marquer le respect et la valorisation des différences afin d’éviter ou de limiter une hiérarchisation des idiomes linguistiques et donc une classification sociale des locuteurs. Même si l’on sait que  la ou les langues officielles seront toujours celles de la classe dominante parce qu’elle est l’unique détentrice des moyens de la diffuser et que «les armes du faible seront toujours de faibles armes».

Par ailleurs, une autre question peut être soulevée. Aujourd’hui que l’on envisage l’écriture berbère pour que le degré de reconnaissance de cette langue se rapproche de son degré d’usage, on peut se demander si le passage à l’écrit ne va pas faire naître une situation comparable à celle que connaît la langue arabe. D’autant plus que le processus de passage à l’écrit de la langue berbère réaffirme les rapports de subordination écriture/oralité car il s’impose pour la  reconnaissance et la survie d’une langue. Autrement dit l’écriture en tant que pouvoir est garante d’une reconnaissance d’une langue sans pouvoir.


 




BIBLIOGRAPHIE


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  2) La notion de corpus est définie par Chaudenson comme volume de production linguistique réalisé dans la langue et la nature de la compétence des locuteurs, cité par Louis-Jean Calvet, Les politiques linguistiques, PUF Que sais-je ?, 1996, p. 34
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  9) Problématique également abordée par Augusto Boal, Théâtre de l’opprimé, La Découverte/Poche Essais, Paris, 1996
 10) Nadia Anghelescu, Langage et Culture dans la civilisation Arabe, L’Harmattan, 1995, p. 45 s.
 11) Voir réf. Supra, note 10.
 12) Kateb Yacine, Minuit passé de douze heures, Ecrits journalistiques 1947-1989, Seuil,1999, p. 300
 13) Kateb Yacine, Eclats de Mémoires, Imec, 1994, p. 5
 14) Mohamed Benrabah, Langue et pouvoir en Algérie. Histoire d’un traumatisme linguistique. Seguier, 1999, p. 257.
 15) D’après Richard Huelsenbeck, En avant DADA, Paris, 1983, p.16-19
 16) Kateb Yacine, Eclats de mémoires, Imec, 1994, p. 58
 17) Kateb Yacine, Minuit passé de douze heures (Ecrits journalistiques 1947-1989) ,Seuil, 1999, p.299
 18) Kateb Yacine, Eclats de Mémoires, Imec, 1994, p. 71
 19) Kateb Yacine, Boucherie  de l’espérance, oeuvres théâtrales recueillies par Zebeida Chergui, Seuil, 1999, p. 20, Déclaration à la République d’Oran, mars 1973, p. 263
  20) V. dans ce sens Augusto Boal, Théâtre de l’opprimé, La Découverte / Poche Essais, Paris 1996
  21) Awal n° 9, Spécial  Kateb Yacine,1992.
  22) Sur ce point voir notamment L’oeuvre de Claude Rutault, Définitions/Méthodes, Intelligence Service Productions, Paris 1979
  23)  Kateb Yacine, Eclats de Mémoires, Imec, 1994, p. 8
  24) Mohamed Aziza, L’image et l’Islam, Albin Michel, 1978, p. 100
  25) Kateb Yacine, Le poète comme un boxeur,  Entretiens 1958-1989, Seuil, p. 41
  26) Cité dans Pierre  Bourdieu, La domination  masculine, Seuil, sept. 1998, p. 38
















 

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2 janvier 1997 4 02 /01 /janvier /1997 17:38


LA LANGUE A DEUX TÊTES
LE CAS ALGÉRIEN




 


 

(Article publié dans AWAL n° 15, 1997)

 



 

 


 

Résumé



Le discours entre  oralité et  écriture (précisément les difficultés de transcription de l'oral dans le processus de passage à l'écrit) qui reflète en Algérie un problème de définition de l'identité nationale, est ici abordé à travers le théâtre populaire oral militant de Kateb Yacine. Son oeuvre théâtrale revalorise la culture de groupe par la langue parlée. Il met ainsi en place un ensemble de procédés théâtraux qui se proposent de se rapprocher de l'espace non structurel du langage parlé, procédés nécessaires  à la transmission de son message politique.
Par la "structure" de ses pièces qui constitue un obstacle à la transcription scripturale, il est ainsi montré qu'une langue écrite n'est pas une langue orale transcrite, qu'il existe une spécificité fonctionnelle et discursive de l'écriture et une autre spécificité de l'oralité.


 





L'objet de cet article est  de montrer les difficultés qu'il y a à insérer l'écriture dans un environnement à tradition orale sans toutefois tomber dans la dichotomie oralité/écriture qui appelle souvent la distinction entre primitifs et civilisés. Les éléments de réflexion  ici apportés ne constituent pas une critique dépréciative de l'écriture mais révèlent plutôt la complexité des rapports entre l'écriture et l'oralité qui se traduisent entre autres par les difficultés de transcription de l'oral dans le processus de passage à l'écrit par-delà le phénomène de diglossie qui en résulte.

La problématique de la représentativité de l'oralité est liée à celle de la représentativité de la communauté car l'oralité et la langue parlée (éléments socialisants) sont une référence essentielle à la collectivité. Mais, si la transcription n'est pas représentative de l'oralité, (donc de la communauté), il est probable que la distinction entre langue parlée et langue écrite soit perçue en terme de hiérarchie.
Quand elle résulte d'une opération de transfert concerté et non d'un développement spontané (comme c'est le cas de l'écriture berbère), l'introduction de l'écriture impose quelque questionnement. Car elle est un phénomène linguistique et culturel qui ouvre des perspectives et des difficultés nouvelles.

L'écriture apparaît comme une voie nécessaire à la préservation et à l'affirmation d'une identité qui se démantèle. Mais elle-même n'est-elle pas une menace à l'ordre traditionnel établi ? Et peut-on parler de sauvegarde effective d'une identité au regard de toutes les mutations que l'écriture est susceptible d'engendrer ? Peut-on introduire l'écriture dans l'intérêt de la sauvegarde culturelle sans en supporter les vicissitudes ? Car en principe, la naissance de l'écriture s'accompagne d'une transformation de la parole.1 Tout changement dans le système de communication a des effets sur les contenus transmis.2 Cette situation pour le moins ambiguë et paradoxale soulève des difficultés dans la codification de la langue orale. La dimension berbère dans le cas algérien est d'actualité, mais ces considérations peuvent s'appliquer à d'autres parlers, langues évolutives, étroitement dépendantes de la diversité et de la mobilité culturelle, du vécu, du quotidien populaire, en "opposition" aux langues écrites.



 

LE PASSAGE A L’ÉCRIT ET L'UNE DE SES IMPLICATIONS



La déculturation qui a suivi la décolonisation algérienne a soulevé avec une certaine acuité la question de la revalorisation et de la sauvegarde culturelle. Une des réponses à ce phénomène est l'introduction de l'écriture. Mais ce processus de passage à l'écrit pose le problème de la représentativité de l'oralité dans l'écriture, en d'autres termes comment reproduire la substance et le souffle de l'oralité dans la transcription, passer du mode oral à celui de l'écrit sans encourir une perte d'identité ?
Les auteurs de poésie et de théâtre en berbère ou en arabe dialectal par exemple (cf. Mohia pour le théâtre en kabyle ou Kateb Yacine pour le théâtre en arabe populaire et en Kayle) sont confrontés à ce type de difficulté dès lors qu'il faut transcrire les oeuvres pour les faire circuler et les transmettre. Beaucoup se sont essayé à les résoudre à leur manière : Nabile Farès et Rabah Bélamri par exemple pour lesquels le rythme de l'oralité s'exprime par un travail sur la ponctuation ou l'introduction de chants, de poèmes populaires, de la mythologie orale dans ses romans. A travers ce travail sur la langue est mis en oeuvre un travail de définition de l'identité nationale.

La langue française représente un moyen symbolique utilisé, pendant la colonisation, contre l’ennemi. Le roman de Kateb Yacine, Nedjma, en est une parfaite illustration. Après la décolonisation en 1962, un certain nombre d'Algériens dont Kateb Yacine vont continuer à produire des oeuvres écrites en français ou en arabe : elles traduiront pour la plupart une crise d'identité post-coloniale. Mais elles marqueront une césure entre l'élite et les analphabètes dans un pays à dominante orale.

L'oeuvre de Kateb Yacine est intéressante à plusieurs titres. Il passe de la langue française à l'arabe (dialectal), de l'écriture à l'oralité. L'année 1970 marque celle de sa dernière publication : L'Homme aux sandales de caoutchouc. Il refusera l'isolement de l'homme de lettres, le ghetto intellectuel, de se couper de son propre débat selon ses propres termes. Mesurant les caractères non représentatif et élitiste de l'écriture dans une société à tradition orale, il s'engage (à partir de 1971 avec Mohammed, prends ta valise, puis La guerre de 2000 ans en 1974, La Palestine et Le Roi de l'Ouest en 1977,...), en laissant derrière lui le roman et la poésie écrite, dans le théâtre populaire oral militant bien qu'il y ait une continuité sur le plan thématique : oppression,.... Après 70, le choix qu'il opère est un choix d'ordre politique et identitaire. Son engagement ouvre la problématique existant autour de l'écrit et de l'oral.
"Le théâtre n'est pas fait pour être lu, il est fait pour être vu." 3
Il revalorise la culture de groupe par la langue parlée, référence essentielle à la collectivité, à un moment où la culture communautaire s'amenuise avec la généralisation de l'écriture et provoque un éloignement culturel.

Les techniques théâtrales qu'il met en oeuvre, techniques représentatives de l'espace oral, de l'action constituent un obstacle quant à la transcription scripturale d'autant plus qu'il sort des règles d'organisation formalistes. Sa stratégie est axée sur l'action, l'écriture n'étant plus directement liée au réel, se détachant de la parole.
Sa démarche consiste à reproduire la situation dialogale et dialectale du quotidien, par souci de réalisme. Son objectif est de parvenir à une compréhension par le public, des informations et des idées qu'il émet, de parvenir à une prise de conscience et de position politiques et d'atteindre la population dans son ensemble, de se rapprocher de la condition du travailleur. Certains des procédés qu'il utilise sont intéressants pour notre propos. Mohammed, prends ta valise est une pièce populaire contestataire qui emploie les moyens suivants. Remaniant ses textes d'après les événements, les circonstances politiques et sociales, il exprime un refus de figer le texte et de désinformer le public. Cette ponctualité est une constante de l'oralité. De même, sa conception du travail théâtral (notamment avec Mohammed, prends ta valise) repose sur un travail collectif : Kateb Yacine lance des idées et, ensemble, les acteurs et lui élaborent le texte, phrase par phrase dans leur langue maternelle.
On retrouve cette spontanéité dans la structure non linéaire du déroulement de la pièce, qui n'obéit pas à une logique didactique mais se rapproche au contraire de l'environnement  "non structurel " et non contrôlé du langage parlé.
Les chants et farces populaires (en prélude au spectacle), le choeur et le choryphée (qui chantent ou psalmodient), le débat après le spectacle (très fréquent dans le théâtre militant en Algérie) ont un même intérêt : parvenir à réduire les distances qui séparent les comédiens du public. C'est une pièce dite ouverte : on tient compte de ce que le public dit pendant la pièce en même temps que les acteurs.
Ces procédés tentent de reproduire la ponctualité de la situation dialogale, les mouvements incessants de la réalité, que l 'édition ne peut suivre. On comprend que la transcription d'une pièce d'une telle envergure puisse amenuiser indubitablement et considérablement son poids et son caractère, du moins avec les moyens de transcription existants. Car nous n'ignorons pas que le recours à l'écriture risque de spolier la langue de son essence spontanée et produire un artifice.

Le passage à l'écriture présente le danger de créer une langue dévitalisée non représentative des variations des intonations, des rythmes, bref de la prosodie, comme pour toutes les langues écrites aujourd'hui. L'art oratoire (théâtre, poésie) pose le problème du transfert dans la transcription, des éléments prosodiques que sont les bruitages, les accentuations, les silences... Déjà en son temps, Jean-Jacques Rousseau s'était interrogé :

" (...) Les sons, les accents,les inflexions de toute espèce, (...) font la plus grande énergie du langage, et rendent une phrase, d'ailleurs commune, propre seulement au lieu où elle est. (Alors) Pourquoi, par exemple n'avons-nous pas de point vocatif ? Le point interrogeant, que nous avons, était beaucoup moins nécessaire ; car, par la seule construction, on voit si l'on interroge ou si l'on n'interroge pas, au moins dans notre langue. Venez-vous et vous venez ne sont pas la même chose. Mais comment distinguer par écrit un homme qu'on nomme d'un homme qu'on appelle ? C'est là vraiment une équivoque qu'eût levée le point vocatif. La même équivoque se trouve dans l'ironie,quand l'accent ne la fait pas sentir ." 5

Rousseau, comme Platon ou Descartes avant lui pensent l'écriture comme un sous-produit de la parole.
À cette difficulté de rendu de la prosodie s'ajoute celle du geste et de l'expression du visage, des mimiques et de l'expression corporelle essentielles dans le théâtre.

"Ainsi, pour essentielle qu'elle soit dans le destin des hommes, ou de la partie d'entre eux qu'elle concerne, l'invention de l'écriture a contribué à occulter l'exercice vivant de la parole. Les pictogrammes, les idéogrammes, les phonogrammes, les syllabaires, les alphabets demeurent des projections graphiques défuntes, et insuffisantes, de la gestuelle articulatoire et des sémiotiques expressives comme celle du visage." 6

Rousseau pensait que l'écriture figeait la langue, substituant l'exactitude à l'expression, à la vivacité. Il distinguait les sentiments rendus par la parole, des idées rendues par l'écriture. L'écriture annihile les variations prosodique et gestuelle qui renforcent la compréhension d'un message. Kateb Yacine lui, associe à son message militant un ensemble de méthodes d'exécution orales qui ont pour finalité de renforcer la compréhension et l'adhésion à ses idées. 7
Faute de moyens, certaines de ses pièces ne sont pas transcrites ou plus exactement éditées (car elles sont écrites, ne serait-ce que pour apprendre le texte ; c'est dans ce seul cas que la parole est réduite à l'écrit). Mohammed, prends ta valise n'a jamais été publiée. Elle est une véritable pièce parlée, pour trois quarts en arabe (dialectal) et un quart en français.
Mais il semble que cette situation fait plutôt partie de sa démarche car l'édition ne peut répondre aux évolutions suivies et rapides du théâtre politique. Car elle les fixe en l'état. Le discours écrit ne dépend plus d'une circonstance, il devient intemporel, abstrait... Platon disait qu'une fois figés par l'écriture, les mots du philosophe sont comme détachés de la recherche active et réfléchie qui fondait leur rapport avec la vérité. Même problématique pour les contes que l'on veut conserver par écrit.
Les textes établis sont des textes approximatifs. Ils continuent à être travaillés même après que la pièce a déjà été jouée. La mobilité linguistique et matérielle (les acteurs jouent simultanément plusieurs rôles,...) définissent le cadre d'un théâtre non officiel.
Pour partie, ses pièces sont donc enregistrées et circulent sous cette forme. Si cette situation présente un intérêt du point de vue du réalisme et de la justesse, l'absence de texte en est incontestablement défavorable aux chercheurs et comédiens.

"Qu'elle (l'oeuvre) soit écrite en français ou qu'elle soit traduite en arabe, pour les Kabyles et les Chaouias, c'est sans doute un problème. Mais l'essentiel n'est pas là. Pour ma part, je suis convaincu qu'un public algérien même totalement analphabète serait capable d'ores et déjà, non seulement de comprendre l'oeuvre, de la saisir à sa racine, simplement avec ses oreilles et ses yeux ouverts, mais encore de l'enrichir, en lui versant sa soif, en lui communiquant son impatience... " 8

Dans une culture orale, la vie est dominée par la parole/ouïe. Le sociologue canadien Marshall McLuhan montre dans D'oeil à oreille comment la parole est une extériorisation de tous nos sens à la fois alors que l'écriture est une forme visuelle qui ne permet pas de retranscrire tout le domaine des sens. Il s'ensuit qu'en introduisant l'alphabet phonétique dans une culture à tradition orale,la fonction visuelle est intensifiée et le rôle du toucher, de l'ouïe, du goût et de l'odorat réduit.

"Il (l'alphabet phonétique) s'est insinué dans la culture discontinue de l'homme tribal et a transformé son harmonie organique et son équilibre complexe en cette manière de vivre uniforme, logique et visuelle que nous continuons à considérer comme la norme de l'existence rationnelle. L'homme total est devenu l'homme fragmenté,dissocié. L'alphabet a brisé le cercle enchanté, la magie sonore du monde tribal ; il a fait voler l'homme en éclats, le réduisant à cet assemblage "d'individus" spécialisés et psychiquement appauvris, simples unités fonctionnant dans un monde asservi à la notion linéaire du temps et de l'espace euclidiens." 9

L'alphabet phonétique détribalise l'homme en ce sens qu'il brise un système de relations réciproques fondé sur l'oralité c'est-à-dire la diversité et l'interaction des sens. Les déséquilibres psycho-affectifs y afférents sont provoqués par la perte du sentiment d'appartenance à une communauté entière (et non divisée par la spécialisation), par une vie sensorielle appauvrie et par un nouveau mode de raisonnement sur un plan linéaire et spécialisé.
Tous les moyens que Kateb Yacine déploie (costumes, accessoires, expression corporelle, mimique, rythmes, lumières, bruitages, décor, musique) sont destinés au "spectacle", en d'autres termes à tous les sens.
Tous ces éléments nous amènent finalement à constater qu'"une langue écrite n'est pas une langue orale transcrite." 10 que l'écriture n'est pas une représentation du langage de même que l'oralité n'est pas l'absence d'écriture, et que le passage de la parole à sa représentation graphique n'est pas sans problèmes. Cela veut-il signifier qu'il existe une spécificité fonctionnelle et discursive de l'écriture et une autre spécificité de l'oralité ? Oui car la représentation graphique de la parole est un discours nouveau. Elle fragmente le flux oral : elle sépare les mots, permet d'en manipuler l'ordre et de développer ainsi les formes syllogistiques de raisonnement, ainsi que l'explique Jack Goody (op. cit.). Le raisonnement et la philosophie naissent tant, dit-il, de la formalisation des messages inhérente à la pensée réflexive que par le manque d'outils appropriés à cet exercice de rumination constructive. Cette répartition fonctionnelle qui différencie la langue parlée de la langue écrite s'observe depuis les origines de l'écriture à travers de nombreux exemples : les Akkadiens écrivant en babylonien, les Syriaques écrivant en akkadien,... Mais le problème réside et reste dans les rapports d'opposition qui ont été créés et entretenus et qui introduisent une situation de diglossie.

Mais la dynamique autour de l'intérêt du recours à l'écriture, de la représentativité de l'oralité et de la suprématie de l'écriture n'est-elle pas à certains égards modifiée ? Car le contexte actuel dans lequel est envisagée l'écriture privilégie les médias et de ce fait concurrence le livre.
Ainsi l'arrivée de la radio mais aussi des moyens de communication audiovisuelle intensifient la culture orale sans développer l'écriture. L'engouement de la population algérienne d'Algérie ou immigrée, pour les cassettes audio, vidéo, antennes paraboliques illustre ce phénomène. Le cas de l'Algérie n'est pas unique. Il en est de même en Inde, Chine ou Russie par exemple.
C'est ainsi que l'on peut passer sans transition du stade préalphabétique au stade postalphabétique. Comme cela a été le cas en Russie. Dans de telles circonstances, l'organisation selon le mode scriptural semble compromis et l'attribut oral préservé.
Marshall McLuhan exalte l'ère électronique dans laquelle l'homme de l'électronique et de la simultanéité retrouve les attitudes fondamentales de l'homme préalphabétique. Retribalisation ? Certes le sens acoustique est recouvré : "le verbe dit ou chanté". Toutefois, il ne s'agit là que d'un emprunt de surface à la forme orale et tribale. Le contexte et l'esprit authentique d'une vie tribale ne peuvent trouver écho dans un espace électronisé.
Mais n’est-ce pas là encore un phénomène nouveau où la nature de l'oralité est modifiée et la puissance scripturale ébranlée ?


 



Bibliographie

1)  Raphaël Pividal, La maison de l'écriture, Paris, Seuil, 1976, cité in J. Goody, La raison graphique, trad. de l’anglais, Paris, Editions de minuit, 1979
2) Jack Goody, La raison graphique, op. cit. p. 46
3) « Entretien avec Abdelkader Djeghloul », Awal n° 9, spécial Kateb Yacine, 1992, p. 78
4) Roselyne Baffet, Tradition théâtrale et modernité en Algérie, L'harmattan, 1985, p. 166
5) Essai sur l'origine des langues, Paris, Gallimard, Folio essais, 1990, pp. 79-80
6) Claude Hagège, L'homme de paroles, Paris, Fayard, 1985, pp. 83-84
7) Pour une information linguistique des difficultés de transcription de l'oral, consulter entre autres Etudes et documents berbères, Awal, Bulletin des études africaines,...
8) « Entretien avec Djamal Amrani », Awal n° 9, 1992, p. 94
9) Marshall McLuhan, D’œil à oreille, trad. de l’anglais, Paris, Denoël, 1977
10) Claude Hagège, L'homme de paroles, op. cit. p. 92

 

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